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d’ajouter foi tout d’abord, n’achève pas moins de briser sans espoir une intimité qui lui est demeurée bien chère, malgré ses intermittences, et que son imagination avait embellie de tant de rêves. What is friendship, but a name, le voit-on s’écrier avec mélancolie, et c’est malheureusement à l’instant où il aurait le plus besoin d’assistance et de soutien, qu’il retombe à nouveau dans cet isolement du cœur et de la pensée, toujours si cruel à sa nature aimante.

Tant d’émotions éprouvées, de secousses morales douloureusement ressenties avaient épuisé les dernières forces de résistance d’un organisme dévasté. Reprenant à nouveau sa marche envahissante, l’ataxie locomotrice qui a condamné sa victime aux ténèbres avant de l’immobiliser dans un fauteuil d’infirme, commence à présent de gagner les centres médullaires. Le paralytique voit s’alourdir encore son bagage de souffrances, il est tourmenté d’insomnies opiniâtres, dont ne parvient pas à triompher l’opium absorbé à hautes doses, d’angoisses nerveuses qui l’envahissent soudain d’un malaise indéfinissable et le rendent « quasi fou. » Avec la même force d’âme qui, depuis vingt ans, le soutient sans défaillance, le malade étudie stoïquement sur lui-même les progrès de sa déchéance graduelle, en analyse les symptômes toujours plus alarmants.

« Je voudrais vous dire que ma santé est la même qu’à votre départ ; cela est vrai pour les apparences ; je garde l’activité d’esprit et l’aptitude au travail dans la mesure d’autrefois, mais le fond, ce qui regarde ma maladie, fléchit très sensiblement depuis six mois. Les reins s’affaiblissent, la force et la station des membres diminuent, la sensibilité des mains se perd. Pour une foule d’actes que je faisais sans gêne, il faut que la main d’autrui vienne diriger, doubler ou suppléer la mienne. En un mot, c’est la reprise d’un déclin suspendu depuis des années et dont personne ne peut dire qu’il s’arrêtera. Je ne manque pas de courage, mais j’avoue que cela m’attriste parfois et que j’ai quelque peine à me procurer une dose de résignation plus grande que celle dont j’avais pris l’habitude. Dieu veuille, ma chère sœur, que votre éloignement de la France et peut-être aussi pour la France ne se prolonge pas trop longtemps et que votre retour, quand il sera possible, ne me trouve pas différent de ce que j’étais à votre départ [1] ! »

  1. Lettre à la princesse Belgiojoso, IS novembre 1849.