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l’armée, sa hautaine revendication de la Pologne et de Constantinople, n’auraient donc été, comme je le pressentis d’abord, qu’une sorte de testament politique, une suprême affirmation du rêve glorieux qu’il avait conçu pour la Russie et dont il constate aujourd’hui l’écroulement.



Lundi, 8 janvier.

Par ordre suprême, le grand-duc Dimitry est envoyé en Perse, à Kaswin, où il sera attaché à l’état-major d’une des armées combattantes. Le prince Félix Youssoupow est relégué dans son domaine du Gouvernement de Koursk (Russie méridionale). Quant à Pourichkiéwitch, le prestige dont il jouit dans les masses rurales, l’ascendant qu’il exerce dans le parti réactionnaire comme l’un des chefs des « Bandes Noires, » ont fait penser à l’Empereur qu’il serait dangereux de le frapper ; il est donc laissé en liberté ; mais, dès le lendemain de l’attentat, il est parti pour le front, où la police militaire le tient en surveillance.


L’idée de supprimer Raspoutine semble être née dans l’esprit de Félix Youssoupow, au milieu de novembre dernier. Il s’en serait ouvert, dès cette époque, à l’un des leaders du parti « cadet, » le brillant avocat Basile Maklakow ; mais il pensait alors à faire tuer le staretz par des mercenaires et non à opérer lui-même. L’avocat l’aurait sagement détourné de cette procédure : « Les misérables, qui accepteraient de tuer Raspoutine pour de l’argent, n’auraient pas plutôt reçu de vous leurs arrhes qu’ils iraient vous vendre à l’Okhrana... » Perplexe, Youssoupow aurait demandé : « Ne peut-on pas trouver des hommes sûrs ? » A quoi Maklakow aurait spirituellement répondu : « J’ignore ; je ne tiens pas bureau d’assassins ! »

C’est à la date précise du 2 décembre que Félix Youssoupow a pris la résolution définitive d’agir en personne.

Ce jour-là, il assistait, dans une loge de face, à la séance publique de la Douma. Pourichkiéwitch venait de monter à la tribune et fulminait son terrible réquisitoire contre « les forces occultes qui déshonorent la Russie. » Quand, devant l’assemblée toute vibrante, l’orateur s’écria : « Debout, messieurs les ministres ! Allez à la Stavka ; jetez-vous aux pieds du Tsar ; ayez