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— C’est en effet une éventualité très inquiétante. Aussi, je fais tout le possible pour augmenter l’armée du général Sakharow ; mais les difficultés de transport et d’approvisionnement sont énormes. J’espère néanmoins que, dans une dizaine de jours, nous pourrons reprendre l’offensive en Moldavie.

— Ah !... dans une dizaine de jours ! Les 31 divisions d’infanterie et les 12 divisions de cavalerie que réclamait le général Sakharow, sont-elles donc déjà en ligne ?

Il me répond évasivement :

— Je ne saurais vous dire ; je ne me rappelle plus. Mais il a déjà beaucoup de troupes, beaucoup... Et j’en enverrai beaucoup d’autres, beaucoup...

— A bref délai.

— Oui, j’espère.

La conversation se traîne languissamment. Je ne réussis plus à fixer, ni le regard de l’Empereur, ni son attention. Il me semble que nous sommes à mille lieues l’un de l’autre.

Alors, j’emploie le grand argument, que j’ai toujours trouvé si puissant à m’ouvrir les portes de sa pensée : j’invoque la mémoire de son père Alexandre III, dont le portrait préside à notre entretien :

— Vous m’avez dit souvent, Sire, que dans les heures difficiles, vous faisiez appel à votre bien-aimé père et que vous ne l’aviez jamais imploré en vain. Puisse son âme généreuse vous inspirer actuellement ! Les circonstances sont si graves !

— Oui, le souvenir de mon père est un grand secours pour moi.

Et, sur cette phrase vague, il laisse de nouveau tomber la conversation.

Je reprends, avec un geste de découragement :

— Je vois. Sire, que je vais sortir de ce cabinet beaucoup plus inquiet que je n’y suis entré. Pour la première fois, je ne me sens pas en contact de pensée avec Votre Majesté.

Il proteste affectueusement :

— Mais vous avez toute ma confiance ! Nous avons de tels souvenirs en commun ! Et je sais que je peux compter sur votre amitié.

— C’est en raison même de cette amitié que vous me voyez plein de tristesse et d’angoisse ; car je ne vous ai confié que la moindre part de mes appréhensions. Il y a un sujet dont l’ambassadeur de France n’a pas le droit de vous parler ; vous