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« la vie et l’âme lui apparaissaient doubles ; » et, plus tard, quand elle est seule, abandonnée dans une île déserte du Pacifique, elle « s’amuse à être deux femmes. » Un dédoublement pareil est habituel au faible Bernard : « Qu’as-tu, Bernard ? — J’ai que je suis heureux. — Ton soulier droit bâille . Tu n’es pas rasé. J’ai aussi le regret de t’apprendre qu’avec tes joues aplaties, ton nez généreux, ton complet à raies verticales, tu évoques irrésistiblement l’idée... l’idée d’un zèbre. — Je suis heureux. Arrêtons-nous à ce café. Je paye une glace... C’est avec lui-même que Bernard discutait ainsi. » M. Giraudoux en vient à distinguer deux Bernards, qui ne sont qu’un Bernard en deux personnes. Est-ce qu’il n’y a pas deux Giraudoux, l’un qui a de bons yeux pour apercevoir le détail de la réalité, l’autre qui a beaucoup d’imagination pour inventer ou attraper les analogies d’une seconde série de phénomènes ?

Les senefiances de M. Giraudoux ont, avec celles du moyen âge, une différence : elles ne sont pas d’origine théologique. Aurais-je dû le dire plus tôt, que je ne prenais pas M. Giraudoux, l’auteur de Suzanne et le Pacifique, pour un théologien ? Ses métaphores sont un jeu malin, sans doute un jeu, mais un jeu quasi involontaire et le tour naturel ou spontané de sa pensée.

Il a de bons yeux pour apercevoir le détail de la réalité ; ses descriptions de paysages et de tous objets sont remarquables de justesse et de minutie. « Je suis certes le poète qui ressemble le plus à un peintre... » C’est un de ses personnages qui le dit ; ce personnage est lui, à s’y méprendre... « Je ne peux écrire qu’au milieu des champs ; trouver des, rimes qu’en voyant des objets semblables ; atteindre le mot qui fuit que si un homme fait un geste, que si un arbre s’incline. D’un index qui laisse les autres doigts tenir la plume, je dessine dans l’air, avant qu’elle ait sa vraie forme, chaque phrase... » Il est extrêmement prompt à observer et copier « tout ce qui court et joue sans raison sur la surface de la terre. » Il voit et il sait peindre sur un mur ensoleillé l’ombre d’un oiseau qui vole. Et, parmi les peintres, il est à sa manière fine et subtile un Préraphaélite. Il se moque des gens qui pensent et vivent, — l’expression n’est pas très bonne, — « en général : » au contraire, il ne prétend vivre et penser qu’en détail ; ses plus vastes rêveries se posent vite sur de menus faits.

Et, à peine a-t-il aperçu quelque détail de la réalité, l’image se présente. Les deux Giraudoux, le clairvoyant et l’imaginatif, ont travaillé ensemble.

Exemples ; il est facile d’en trouver plusieurs à chaque page. Souvenir