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REVUE LITTÉRAIRE

LE SINGULIER TALENT DE M. JEAN GIRAUDOUX [1]

Je suppose que vous n’ayez jamais rien lu de M. Jean Giraudoux, Mais voici son nouvel ouvrage, Suzanne et le Pacifique, un roman ; vous lisez la première page : « C’était pourtant un de ces jours où rien n’arrive, où, comme les poules quand la pluie va durer, sentant que jusqu’au soir la vie sera monotone, les astres occupés d’habitude à la varier sortent sans emploi et voisinent. Il y avait de tout dans le ciel. Il y avait le soleil ; il y avait, sous une housse, la lune. Nuit, matin, tout était servi sur les mêmes nappes radieuses. Le vent du Sud tombait sur le vent d’Est, perpendiculaire, et des souffles Nord-Ouest-Sud-Est vous caressaient dans l’angle droit. Les cloches sonnaient ; quand le battant frappait leur côté oriental, déjà tiède, le son était moitié plus tendre. Tout le monde était sur les portes, on mettait son ombre au soleil... » Je ne crois pas que vous ayez lu tout cela d’une traite. Vous avez été d’abord ébaubi ; vous avez craint d’être inattentif. En regardant de près chaque phrase, vous consentez que les étoiles sont dans le ciel comme les poules dans le poulailler ; la housse’ de la lune vous amuse un peu ; les nappes du ciel, pareillement radieuses pour la nuit et pour le matin, vous étonnent ; vous saviez que le vent du Sud était perpendiculaire au vent d’Est ; vous ne savez pas ce que c’est que votre angle droit ; vous ne saviez pas non plus que le côté des cloches qu’elles présentent au soleil rendît un son plus tendre ; et vous n’auriez point osé mettre votre

  1. Suzanne et le Pacifique (Emile-Paul). — Du même auteur, L’école des indifférents, Simon le pathétique (Grasset) ; Adorable Clio, Lectures pour une ombre (Émile-Paul).