« De plus en plus, nous voyons triompher en Occident la conception selon laquelle chaque droit est limité par une obligation correspondante : le droit de propriété implique, pour celui qui en est investi, l’obligation d’exploiter ce qu’il possède, d’en tirer un profit, d’en faire naître quelque chose d’utile. Chez nous, rien de semblable : la propriété, selon le droit coranique, est éternelle et ne peut jamais être abolie. Qu’elle demeure infructueuse, inutile, elle n’en existe pas moins. Ici ce n’est pas l’intérêt qui importe, c’est le droit.
« Ce principe entraine des conséquences : nos lois n’autorisent l’expropriation que dans des cas extrêmement rares ; nous estimons que toute colonisation est fondée sur l’injustice, et même proprement sur le vol. La conception européenne de l’hinterland et celle de la liberté des mers nous semblent monstrueuses. Le droit que vous reconnaissez à un peuple qui n’a pas de frontière maritime, de traverser le territoire d’un autre peuple pour accéder à un port, ne représente pour nous que la négation arbitraire du droit qu’a cet autre peuple, de ne pas laisser traverser par des étrangers le sol dont il est propriétaire. Colonisation, hinterland, libre accès à la mer, autant de concepts qui reposent, non sur le droit, mais sur l’intérêt, — intérêt collectif, je vous l’accorde : néanmoins, ils nous paraissent antijuridiques.
— Ne craignez-vous pas, monsieur le professeur, qu’en bornant ses efforts à éviter le nuisible, sans chercher l’utile, un peuple se réduise à l’inaction, et bientôt à l’impuissance ?
— Selon le Coran, —répliqua Ebul-Ula Bey, — il est permis à chacun de chercher l’utile, mais, pour ainsi dire, par surcroît : le premier soin de chacun doit être d’éviter tout ce qui peut nuire à autrui. Nous croyons que, le jour où ces principes cesseraient d’être appliqués, notre peuple cesserait d’avoir cette absolue confiance en la justice, qui est chez nous la base la plus solide de l’ordre social. Si les sociétés européennes avaient, comme la nôtre, fondé leur droit sur la pure justice, et non pas sur l’intérêt, pensez-vous qu’elles auraient jamais eu rien à redouter de cette maladie nouvelle, le bolchévisme, qui les menace si gravement, tandis qu’elle ne peut avoir aucune prise sur les nations musulmanes ?
« Plus j’étudie l’histoire, et plus je constate que c’est dans le Coran qu’est la vérité. Depuis le Tanzimat, nous avons subi