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silence au chanteur : tous deux, chacun à sa mode, m’avaient rendu sensible et vivante l’âme de la vieille Turquie.


LE CARACTÈRE DU PEUPLE TURC

Je retrouvais à chaque pas, dans mes promenades à travers Stamboul, comme dans mes conversations et dans mes lectures, ce mélange singulier de mort et de vie, de résignation passive et d’énergie ardente. « Le Turc vit dans un rêve, — me disait un jour R... Bey ; — malheureusement pour nous, le monde marche, et notre rêve est immobile. » Etait-ce bien vrai ? J’inclinais à le croire, lorsque, sous les vieux platanes qui entourent la Chah-Zadé-Djami, ou dans l’ombre silencieuse d’un petit café, je regardais ces fantômes, absorbés par la contemplation d’on ne sait quel néant, et que j’attendais vainement un geste, un regard, un son qui révélât en eux l’être vivant. L’observation naïve d’un voyageur français du XVIIe siècle me revenait alors en mémoire. Après avoir minutieusement décrit les curiosités du fameux Kiosque de Bostangis-Bachy, le sieur Grelot ajoutait : « Ces Kiosques sont fort propres à entretenir l’humeur rêveuse des Turcs. Ils se mettent là-dedans sur un sopha ou estrade, avec une pipe de tabac et quelques flingeons ou tasses de café, et y demeurent des deux ou trois heures en compagnie, sans tenir de grands discours les uns aux autres, et y dire autre chose que quelques mots entrecoupés de gorgées de café, qu’ils boivent extrêmement chaud et à plusieurs reprises [1]. »

Pourtant ces Turcs d’autrefois, que Grelot avait aperçus dans leurs kiosques, fumant leur chibouk et sirotant leur tasse de moka, avaient été des gens terriblement actifs. Pourquoi ceux d’aujourd’hui ne le seraient-ils plus ? Des apparences semblables ne pouvaient-elles pas dissimuler une réalité identique et permanente ? Je demandai au docteur Chehabeddin de m’ aider à débrouiller cette énigme, en analysant pour moi le caractère turc, tel qu’il le connaissait, tel qu’il l’éprouvait lui-même. Djenab Chehabeddin Bey, vice-président du Conseil supérieur de Santé, médecin, psychologue et écrivain, est l’un des esprits les plus pénétrants et les plus réfléchis de la Turquie

  1. Relation nouvelle d’un voyage de Constantinople... par le sieur Grelot, Pao-is, 1681, p. 103-104.