Vendredi, 27 octobre.
La grande-duchesse Marie-Pavlowna inaugure, cet après-midi, au coin du Champ-de-Mars et de la Moïka, une exposition d’appareils prothétiques pour les mutilés de la face. Elle m’a fait demander de l’y rejoindre.
Au dehors, le temps est d’une tristesse infinie. Le ciel, couleur d’ardoise et de plomb, ne laisse tamiser qu’une lueur éteinte, blême, décolorée, une lueur d’éclipse. Dans l’air, des flocons de neige tournoient lentement. Le sol de l’immense esplanade n’est plus qu’un marécage de boue gluante et de flaques saumâtres. A l’arrière-plan, l’église expiatoire de la Résurrection s’enveloppe dans la brume, comme dans un voile de crêpe.
J’accompagne la grande-duchesse de salle en salle. Le jour blafard, qui filtre par les fenêtres, accentue encore l’aspect sinistre de cette exposition. Dans chaque vitrine, des photographies, des masques de plâtre, des figures de cire alternent avec les appareils pour en démontrer le mécanisme et l’emploi. Tous ces visages déchiquetés, arrachés, aveuglés, fracassés, désossés, ayant perdu parfois jusqu’à l’apparence humaine, composent un spectacle atroce qui n’a vraiment de nom dans aucune langue. L’imagination la plus délirante ne réussirait pas à concevoir un pareil musée d’épouvante. Goya lui-même n’a pu atteindre à ces visions de cauchemar ; les terribles eaux-fortes, où il s’est complu à nous représenter des scènes de massacre et de torture, pâlissent auprès de ces monstrueuses réalités.
A tout instant, la grande-duchesse exhale un soupir de pitié ou porte la main devant ses yeux. Quand nous avons terminé le parcours des galeries, elle va se reposer quelques minutes dans un salon réservé. Là, elle me fait asseoir près d’elle ; puis, affectant un air détaché, car on nous regarde, elle murmure :
— Ah ! mon cher ambassadeur, dites-moi, dites-moi vite quelque chose de réconfortant... J’avais déjà l’âme très noire, lorsque je suis entrée ici. Les atrocités que nous venons de voir ont achevé de me bouleverser. Oui ; réconfortez-moi vite !
— Mais pourquoi aviez-vous l’âme si noire en venant ici ?
— Parce que... parce que... Ai-je donc besoin de vous le dire ?