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Je le félicite d’exprimer aussi résolument les idées que je soutiens, depuis plus d’un mois, devant Sturmer :

— Mais, puisque nous causons en toute confiance, je ne vous cacherai pas que je suis très mal impressionné, dans le sens contraire, par les rumeurs pessimistes qu’on propage de divers côtés. J’en suis d’autant plus affecté, que cette propagande est manifestement inspirée par des personnes d’une haute situation sociale ou politique.

— Vous faites allusion aux personnes qui réclament la fin de la guerre à tout prix et le retour de la Russie au système des alliances germaniques ?... Laissez-moi d’abord vous dire que ces personnes sont folles. La paix sans la victoire, sans une victoire complète, c’est la révolution immédiate. Et ce sont ces mêmes personnes qui en seraient les premières victimes !... Mais il y a plus : il y a la volonté de l’Empereur ; or, cette volonté est inébranlable ; aucune influence quelconque ne le fera céder. L’autre jour encore, il m’a répété qu’il ne pardonnera jamais à l’empereur Guillaume ses injures et ses perfidies ; qu’il se refusera à traiter de la paix avec les Hohenzollern ; qu’il poursuivra la guerre jusqu’à la destruction de l’hégémonie prussienne.

— Alors, pourquoi confie-t-il le pouvoir à M. Sturmer, à M. Protopopow, qui trahissent notoirement ses intentions ?

— Parce qu’il est faible !... Mais il n’est pas moins entêté que faible. C’est bizarre ; c’est pourtant comme cela !

— Ce n’est pas bizarre. Les psychologues vous expliqueront que l’entêtement n’est qu’une forme de la faiblesse. Aussi, son obstination d’aujourd’hui ne me rassure qu’à moitié. Comme on connaît sa nature, on ne la heurtera pas de face ; on agira derrière lui et en dehors de lui. Un beau jour, on le mettra en présence de faits accomplis. Alors il cédera, ou, plus exactement, il s’abandonnera, il se résignera.

— Non, non !... J’ai confiance en mon souverain... Mais encore faut-il qu’on ait le courage de lui dire la vérité.

Notre conversation dure depuis plus d’une heure. Je me lève pour me retirer. Mais, avant de gagner la porte, je m’arrête une minute à la fenêtre, devant le décor des jardins Youssoupow, qui longent l’hôtel du ministre. Il fait déjà presque nuit et il neige ; on dirait que la nuit tombe avec la neige, dans une lente chute de flocons et de brumes.