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— Monsieur l’ambassadeur, qu’attendez-vous, votre collègue d’Angleterre et vous, pour mettre fin à la trahison de M. Sturmer ?

— Nous attendons de pouvoir formuler contre lui un grief précis... Officiellement, nous n’avons rien à lui reprocher ; ses paroles et ses actes sont d’une correction parfaite. A tout instant même, il nous déclare : « La guerre à outrance !... Pas de miséricorde pour l’Allemagne !... » Quant à ses pensées intimes et à ses manœuvres secrètes, nous n’avons que des impressions, des intuitions, qui nous permettent tout au plus d’esquisser des conjectures et des soupçons. Vous nous rendriez un service éminent, si vous pouviez nous citer un fait positif à l’appui de votre conviction.

— Je ne connais aucun fait positif. Mais la trahison est évidente. Ne la voyez-vous pas ?

— Il ne suffit pas que je la voie ; il faut encore que je sois en mesure de la faire voir à mon Gouvernement d’abord, à l’Empereur ensuite... On ne s’engage pas dans une affaire aussi grave, sans même un commencement de preuve.

— Vous avez raison.

— Puisque nous en sommes réduits provisoirement aux hypothèses, dites-moi, je vous prie, comment vous vous représentez ce que vous appelez la trahison de Sturmer ?

Il m’expose alors que Sturmer, Raspoutine, Dobrowolsky, Protopopow et consorts n’ont, par eux-mêmes, qu’une importance secondaire et subalterne, qu’ils sont de simples instruments aux mains d’un syndicat anonyme et peu nombreux, mais très puissant qui, par lassitude de la guerre, par crainte de la révolution, exige la paix.

— A la tête de ce syndicat, poursuit-il, vous trouverez naturellement la noblesse des provinces baltiques et toutes les principales charges de la cour. Ensuite, il y a le parti ultra-réactionnaire du Conseil de l’Empire et de la Douma, puis Nos seigneurs du Saint-Synode, enfin, tous ces messieurs de la haute finance et de la grande industrie. Par Sturmer et Raspoutine, ils tiennent l’Impératrice et, par l’Impératrice, l’Empereur.

— Oh ! ils ne tiennent pas encore l’Empereur !... Et ils ne te tiendront jamais ! Je veux dire qu’ils ne l’amèneront jamais à se séparer de ses alliés.

— Alors, ils le feront assassiner ou ils le forceront à abdiquer.