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RÉVEILLEZ-VOUS, BELLE ENDORMIE…

Une jeune fille s’endormit… Et ça se passait à Vincennes. Elle dormait, dormait si bien, sans rien demander à personne, était belle et semblait heureuse parmi ses cheveux dénoués. Alors, peut-être croyez-vous qu’on l’a laissée dormir en paix et que je commence un très vieux conte ?

Mais non. On a parlé d’elle dans les journaux ; on l’appela l’Endormie de Vincennes. On vint la voir, on la secoua, on fit appeler les médecins ; on la nourrit avec une sonde ; on la piqua, mais non pas du fuseau magique, on la drogua, on la turlupina de façon scientifique, ce qu’on fit à la fin si bien qu’on la réveilla… et la maria.

Et puis on n’en parla plus, — plus du tout et c’est pourtant là que l’histoire commence ; car enfin, que ne doit-on pas à une jeune personne qui dormait si bien et n’avait pas dit : « Réveillez-moi à telle heure ?… » Le prochain dormeur, averti, jugera plus sûr d’écrire à son chevet une petite pancarte ainsi conçue : « Pas avant dix heures… et dans cent ans s’il vous plaît. »

Auriez-vous pris cette précaution, Belle au bois dormant, s’il avait fallu recommencer, ma chère, sans la vieille fée à la perfide quenouille ? Dormir cent ans ! Que cela doit sembler bon ! Quel teint frais au réveil, quel air reposé, et qu’on doit se sentir dispos quand on s’étire ! Et plus de bâillements ; fi ! l’on n’a plus sommeil.

Mais si l’on n’a pas pris ses précautions avant de s’assoupir et si, comme dans le conte, tout le monde s’endort avec vous et se réveille itou… quelle déception ! Rien de changé ! Il faudrait donc pouvoir plonger en léthargie en même temps que soi quelques privilégiés, — et pas beaucoup, — et laisser soigneusement tous les autres en état d’activité, afin d’être bien sûr que dans un siècle il n’en restera plus un… plus même l’ombre…

Voilà… L’endormie de Vincennes commençait peut-être un nouveau conte, à la fois véridique, impossible, agréable. Mais, hélas ! on l’a réveillée ; et quelque drogue sans prestige a pris dans cette guérison le rôle du Prince charmant.

Il n’est donc jamais possible d’être tranquille ?

Dites ? Auriez-vous osé la troubler, cette dormeuse paisible et souriante, cette dormeuse sans soucis, sans ennuis, sans tourments,