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leur effort commun. Le temps n’était plus où l’ensemble du mouvement ouvrier se déroulait en dehors et à l’encontre de l’Église ; l’idéo chrétienne commençait à faire ses preuves comme instigatrice de confédérations ouvrières. Léon XIII avait semé, Benoit XV moissonnait. La carte du monde ouvrier, en 1922, n’est plus ce qu’elle était en 1914 ; elle nous montre, en onze pays, les indices d’un fait nouveau, et ce fait est un succès pour la Papauté.

Parmi les remaniements qui viennent de transformer une autre carte, celle de l’Europe, j’en vois deux auxquels depuis longtemps la lignée des Papes aspirait. Avec cette même facilité qu’ont les individus à vivre dans le péché, l’Europe, de génération en génération, acceptait, d’un cœur souvent bien léger, d’être complice de deux iniquités, dont l’une avait été consommée par le seizième siècle et l’autre inaugurée par le dix-huitième : l’oppression de l’Irlande et le partage de la Pologne. Et dans les hymnes qui glorifiaient ces deux siècles-là comme des siècles émancipateurs et comme des siècles de lumière, on taisait ces deux iniquités : les taire, c’était les aider à durer. Un des plus libres esprits du siècle dernier, Émile Montégut, écrivait ici même, en 1855, avec une remarquable acuité :


Si l’oppresseur de l’Irlande était l’Autriche ou la Russie, il n’y aurait pas assez d’invectives, assez de colère pour dénoncer l’injustice et la cruauté du tyran. Malheureusement l’oppresseur de l’Irlande, c’est l’Angleterre, l’Angleterre protestante, constitutionnelle, libérale, industrielle et marchande, le type le plus accompli des nations modernes, le modèle de la civilisation du XIXe siècle. Comment les hommes de notre temps prendraient-ils parti pour l’Irlande[1] ?


Au début de l’année 1848, Lacordaire, prononçant du haut de la chaire l’oraison funèbre d’O’Connell, avait commenté devant ses auditeurs le martyrologe irlandais.


Il est une nation, disait-il. qui n’a point accepté le joug, qui, esclave matériellement, est demeurée libre par l’âme. Une des plus fières puissances du monde s’est prise corps à corps avec elle. Spoliée de sa terre natale par des confiscations gigantesques, elle a cultivé pour ses vainqueurs le champ de ses aïeux, et trouvé dans ses sueurs le pain qui lui suffisait pour vivre avec honneur et pour mourir avec

  1. Revue des Deux Mondes, 1er juin 1855, p. 890.