le faire condamner à cinq années de tiroir un autre « essai de critique pittoresque » qui avait pour titre : M. Taine en voyage.
Il m’eût été insupportable, a déclaré M. Barrès, de froisser M. Taine à qui nous devons de grands bénéfices intellectuels. « À en juger du reste par le fragment, évidemment essentiel, qu’il en a cité plus tard, il semble bien que le ton de cet autre essai fût moins « dégagé » que celui des pages sur Renan. Et cette réserve même est fort caractéristique. Brunetière observe profondément quelque part que les hommes de sa génération n’ont progressivement conquis leur originalité que dans la mesure où ils s’affranchissaient de l’influence de Renan et de Taine. La remarque s’applique à M. Barrès. À vingt-six ans, il juge déjà avec une entière indépendance les deux principaux maîtres de sa pensée ; mais déjà l’on peut pressentir ce que sera son évolution, et qu’elle consistera à se détacher de plus en plus de Renan pour se rapprocher de Taine.
L’influence de Renan est encore très sensible dans les trois « romans idéologiques « que M. Barrès a publiés de 1887 à 1891, et qu’il a groupés plus tard sous ce titre significatif : le Culte du Moi. Ces livres complexes, subtils, touffus, obscurs, ont suscité, au moment de leur publication, parmi leurs lecteurs, des sentiments contradictoires. Les uns, les hommes d’âge mûr, ou d’esprit clair, de sens rassis et de goût classique, tous ceux qui estiment qu’un auteur doit écrire non pour soi, mais pour le public, et qui, promptement choqués par les impertinences, les ironies, les dédains, les pétulances de la jeunesse, sont tentés de ne voir dans ses inventions que simple mystification littéraire, tous ceux-là se montrèrent fort sévères pour le nouveau romancier et lui firent payer un peu cher l’inquiétude que leur avaient causée ses livres. Les autres, les jeunes, s’enthousiasmèrent pour cette prose chantante et harmonieuse, pour cette fine, jolie et hautaine sensibilité, pour cette pensée dédaigneuse, ondoyante et diverse, volontairement hermétique, et dont ils se flattaient de saisir jusqu’aux moindres nuances. Ils ne jurèrent plus que par « notre maître Maurice Barrès, « — c’est le titre d’un de leurs livres, d’ailleurs excellent. — L’un d’eux, Jean de Tinan, sur son lit de mort, en réponse à une enquête sur le plus grand des écrivains d’aujourd’hui, demandait une plume pour tracer d’une main défaillante le nom de l’auteur des Déracines. Mais les tout jeunes gens n’étaient pas les seuls à prendre au sérieux