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SIX MOIS
A L’UNIVERSITÉ YALE

I

J’ai brusquement interrompu mon voyage le long des grands lacs. Car je me suis senti pris d’une irraisonnable inquiétude, et j’ai une hâte presque fébrile de me trouver sur le lieu qui va devenir ma sphère d’activité pendant l’hiver. Il me semble que, si je puis prendre contact à l’avance avec les êtres et les choses, je serai mieux préparé à la tâche qui, à mesure qu’elle se rapproche, m’apparaît de plus en plus délicate. L’Université Yale a demandé un professeur français. C’est la première fois qu’elle fait pareille démarche, sortant enfin d’une réserve que l’empressement de sa rivale, Harvard, avait rendu singulière. Et je suis le premier missionnaire qui va instituer des relations intellectuelles avec cette grande université américaine. Mission redoutable ! Il importe de ne pas tromper l’attente de nos amis et de faire estimer la science française. De la réussite de mes efforts peuvent découler d’importantes conséquences. Mais je vais, du jour au lendemain, faire partie intégrante d’un milieu qui m’est inconnu. Représentant d’un enseignement étranger, comment vais-je soutenir les réactions d’esprits différents du mien et pour qui chacune de mes pensées sera peut-être une surprise ? Il me faudra séduire des intelligences exigeantes et qui, sans doute, ont été soumises à un entraînement sévère. Et pour comble, on dirait que tout, dans mon cas, vise à jouer la difficulté. Je vais là-bas enseigner la littérature anglaise, en anglais, à des gens dont l’anglais est la langue nationale. Ne trouvera-t-on pas ce Français bien outrecuidant de vouloir parler à ses auditeurs de choses qui les touchent de si près ?

Cependant que je retourne ces scrupules en mon esprit, l’express