Les jambes me manquent. Ma langue s’embarrasse. Je laisse Renée sur la place Saint-Maurice. Je poursuis par la rue du 22-Mars. Je passe devant la maison de Beppino, à l’entrée de la cour Michel. Les gens me regardent. Je ne sais plus dominer mon horrible anxiété.
Nous rencontrons un matelot qui presse le pas. Genua l’arrête. Je n’entends pas ce qu’il lui dit. Je comprends que le corps a été transporté à l’hôpital Sainte-Anne.
Le corps !... Il est mort.
Genua me soutient.
Je me mets à courir, à la recherche d’un moyen quelconque de me rendre là-bas et d’échapper à la curiosité des passants. Le matelot nous rejoint et nous offre un canot qui attend à Sainte-Marie-du-Lys. Nous y allons.
Le bassin de Saint-Marc, bleu.
Le ciel, partout.
Stupeur, désespoir.
Le voile immobile des larmes.
Silence.
Le battement du moteur.
Voici les jardins.
On tourne dans le canal.
A droite, la berge avec les arbres nus, quelque chose de funèbre et de lointain.
Devant nous, dans le ciel bas, à proximité de son hangar, la forme stupide d’un ballon, couleur d’argent.
Il est trois heures de l’après-midi, à peu près.
Nous arrivons. Je saute sur l’embarcadère. J’entre.
Je demande Joseph Miraglia à l’officier de garde. On m’indique une porte. J’entre.
Sur un lit à roulettes est étendu le cadavre
La tête bandée.
La bouche serrée.
L’œil droit blessé, livide.
La mâchoire droite fracassée ; l’enflure commence.
Le visage olivâtre ; une expression de sérénité insolite.
La lèvre supérieure un peu saillante, un peu enflée.
Des tampons d’ouate dans les narines.
L’aspect d’un prince indien au turban blanc.