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d’ouvrir les Détroits selon les intérêts du puissant seigneur russe qui habite au fond de sa « cour intérieure, » la Mer-Noire. C’est, dans toute sa rigueur, la thèse du mare clausum, en face de laquelle se dresse la doctrine britannique du mare liberum. L’une et l’autre sont faibles par le même endroit ; elles ne tiennent pas assez compte des droits de l’État turc, souverain territorial des rives des Détroits et de la Marmara. La première a été réalisée en 1833 quand le Tsar, en échange d’un appui militaire prêté au Sultan contre Ibrahim pacha, imposa à la Porte le traité d’Unkiar-Skélessi qui établissait sur Constantinople et les Détroits, sous prétexte de les défendre, un protectorat russe et chargeait la Turquie de tenir les Détroits fermés. La seconde a été réalisée jusqu’à l’absurde en 1856 quand, après la guerre de Crimée, le traité de Paris imposa à la Russie de n’avoir plus ni vaisseau de guerre, ni port militaire dans la Mer-Noire ; la mer était libre, excepté pour la Russie. Elle ne l’était en fait qu’avec la permission de l’Angleterre ; c’était un abus auquel la France avait commis la faute de se prêter, et qu’elle paya cher en 1871. En fait, la doctrine de la Russie, comme celle de l’Angleterre, ont varié selon leurs intérêts et leur puissance ; quand la Russie se sent forte et cherche son expansion au dehors, elle réclame l’ouverture des Détroits ; quand elle se croit menacée chez elle, elle en demande la fermeture. M. Tchitcherine aujourd’hui invoque le souvenir de l’intervention des Alliés à Odessa et en Crimée de 1918 à 1920 pour appuyer une thèse dont le véritable objet est d’établir, d’un coup, la suprématie russe dans la Mer-Noire et son hégémonie sur la Turquie reconstituée.

Mais la question des Détroits, depuis 1833 et 1856, a changé d’aspect ; elle ne peut plus être un duel entre l’influence anglaise et l’expansion russe. La Russie et la Turquie ne sont plus, comme autrefois, seules riveraines de la Mer-Noire : la Roumanie, la Bulgarie sont nées et se sont développées ; elles ont un commerce et une marine. Fermer les Détroits aux navires des Puissances non riveraines, ne serait-ce pas livrer la Roumanie aux coups des bolchévistes, sans que ses alliés puissent lui apporter par mer le secours qu’elle est en droit d’en attendre ? Ne serait-ce pas abandonner la Bulgarie aux intrigues soviétiques ? M. Duca, plénipotentiaire roumain, et M. Stamboulisky, président du Conseil bulgare, n’ont pas manqué de faire valoir en termes excellents ces arguments décisifs en faveur d’une liberté mitigée par un contrôle international. M. Duca a même proposé une démilitarisation complète des côtes de la Mer-Noire, ce