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avons vu le jour nous impose notre façon d’être, elle n’avait en aucune sorte le charme langoureux qu’on veut trouver chez toute créole. Bien au contraire, elle nous apparaît comme une agitée. Pétillante d’animation, elle s’adonnait à des intrigues politiques, parfois à des intrigues amoureuses, s’appliquant à toutes choses avec un malicieux entrain.

Jeanne, Geneviève, Fortunée Lormier-Lagrave, c’était son nom de jeune fille, avait épousé, en 1792, Antoine, Marie, Romain Hamelin, fournisseur général des armées.

Balzac, dans son introduction à la Physiologie du mariage, met en scène, sans les nommer, deux dames qui seraient, parait-il, la duchesse d’Abrantès et Mme Hamelin et nous rapporte certains propos de ces deux dames.

— Avez-vous remarqué, ma chère, dit Mme d’Abrantès, que les femmes n’aiment en général que les sots ?

— Que dites-vous là duchesse, réplique sa compagne, et comment accorderez-vous cette remarque avec l’aversion qu’elles ont pour leurs maris ?

Pauvre M. Hamelin ! Ces mots sont révélateurs et comment s’étonner après cela que Fortunée ait fait de son mariage un contrat à titre temporaire ? Elle s’en affranchit par une séparation de biens le 3 Messidor an X. La tutelle maritale ne l’avait pas empêchée d’entrer bien joyeusement dans la grande fête du Directoire. Elle y trôna à côté de Mme Tallien. On imita ses manières et sa mise, on copia ses coiffures à la Titus, à la Caracalla, ses tuniques à la Flore, à la Diane, au lever d’Aurore, ses cothurnes, cette partie si importante de la toilette d’une Merveilleuse et qui, au dire de Cope, étaient parfois d’un coloris, d’une éloquence, d’une fraîcheur, d’une poésie incomparables. Mme Hamelin put même s’enorgueillir d’une réforme d’importance : ce fut elle qui rétablit le port des chemises.

La duchesse d’Abrantès nous a laissé de son amie de charmants portraits. « Il est difficile, nous dit-elle, de donner une idée de l’esprit de Mme Hamelin et, n’ayant jamais copié personne, elle est fort retranchée dans son individualité. Il faut l’entendre pour avoir l’idée d’une personne éminemment spirituelle. Elle était alors une forte jeune femme gaie, vive, aimant à rire et provoquant parmi ses amis cette joie confiante inséparable d’une réunion de quatre ou cinq personnes liées ensemble. Elle avait surtout un charme assez rare à rencontrer,