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conducteur, qui est seul descendu, revient mâchant un pain gris avec un bout de « chorizo » rouge

A chacun des sommets la vue sera plus belle. Mais bleuâtres tout à l’heure, encore lumineuses, les montagnes lentement commencent de mourir dans un violet obscur, et celui-ci se fond dans le soir étendu, comme si toutes les masses se défaisaient une à une pour former la grande ombre qui remplit tout le ciel. Nous croisons, ou nous dépassons, de lourds chars à bœufs dont les roues pleines, cerclées de fer, tournent péniblement avec une plainte déchirante. Devant les maisons isolées, des femmes aux pieds nus, aux longs cheveux pendants, guettent la diligence ; elles tendent ou reçoivent un paquet, une lettre quelquefois, qu’on leur prend ou leur lance sans presque ralentir... Et puis tout achève de se brouiller dans le carreau étroit des petites fenêtres. La nuit complète est venue. Le reflet de nos faibles phares traîne à droite et à gauche sur des buissons fantômes.

Qu’il est tard !... Que nous allons loin !... Que cela dure, ce trajet !... Alors, un vieux médecin qui est là guêtre de cuir, les yeux vifs et les joues mal rasées, évoque l’antique « Carrilana, » la diligence qui faisait le service de la Corogne à Santiago, il n’y a pas plus d’une douzaine d’années...

— Quatorze chevaux la traînaient... Elle mettait quatorze heures à faire le trajet.

Nous n’en mettrons que cinq, et ce souvenir devrait nous aider à prendre patience. Mais il semble au contraire qu’elles allongent le chemin, les quatorze heures évoquées ; elles s’ajoutent aux deux ou trois heures que nous devons subir encore. Et voilà que là-haut, parmi les caisses, les malles et les sacs de sabots, les garçons en velours brun se mettent à chanter. Ce sont de vieux chants galiciens à la cadence triste, aux agressives paroles


No camiño de Castilla
Moito pican as areas
Picaran a meu hirman
Qu’anda por terras alleas [1].


A la fin de chaque couplet, saisissant d’abord, effrayant

  1. Sur le chemin de Castille — les sables brûlent. — Ils doivent brûler mon frère — Qui est là-bas, sur la terre étrangère.