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UNE AMITIÉ DE BALZAC.

Espérons, madame, que vous, comme toutes les âmes nobles et grandes, trouverez un jour votre véritable vie, cette vie féconde d’émotions vraies, sans laquelle j’avoue que richesses et bonheur ne sont que des mots. Ce vœu est celui d’un ami qui s’est attaché bien sincèrement à vous, et qui s’associe à toutes vos espérances, à tous vos désirs. Aussi voudrais-je que vous eussiez un peu moins de cette pudeur qui empêche de dire ce qui est. M. Carraud aurait la place qu’il doit occuper. C’est une duperie de se battre en duel avec des gens qui ont une cuirasse quand nous sommes nus.

Je travaille jour et nuit, car ma situation se complique et, malheureusement, je suis si fortement appréhendé par le sort que je crains, par délicatesse, d’offrir à mes amis un cœur qui ne serait qu’un fardeau.

Adieu, madame. Dites à M. Périolas que vous seule peut-être désirez plus ardemment que moi sa guérison. Présentez mes amitiés à M. Carraud, et gardez-en la plus forte part.

Votre dévoué

Honoré.


Mme O’Reilly[1] ne reviendra que dans douze jours.


Les efforts de Balzac pour sauver ses amis restèrent sans résultat. Le commandant fut prévenu que ses fonctions étaient supprimées, et le 30 juillet 1831, il était nommé inspecteur de la Poudrerie d’Angoulême. Cependant, Mme Carraud, ignorant encore cette nomination, écrivait à Balzac :


Frapesle[2], le 29 juillet 1831.

Aucun pressentiment ne nous a avertis que nous nous voyions pour la dernière fois, et pourtant, Honoré, rien de plus vrai. Mon imagination s’est réchauffée pour la dernière fois à l’ardeur de la vôtre ! Peut-être vous reprocherez-vous de m’avoir tant négligée, maintenant que vous ne pouvez plus me dédommager. Me voilà comme au début de ma vie, ignorant ce que le sort me garde et où il va me jeter.

Tout ce que j’ai de fier dans l’âme, tout ce que j’ai de tendre est en souffrance : mes habitudes, mes liaisons, mes affections sont rompues violemment. Mon amour-propre souffre par

  1. Le mari de Mme O’Reilly appartenait au journal le Temps. (Corresp., I, 226.)
  2. Frapesle, près d’Issoudun, appartenait au père de Mme Carraud.