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Puis, ayant appris que notre amirauté avait l’intention de faire sortir de la Mer-Noire l’escadre qui y était condamnée à l’inaction, il approuvait hautement cette mesure et nous conseillait de traverser les Détroits à l’improviste, sans prévenir personne : « Les Anglais, continuait-il, n’auront qu’à s’incliner devant le fait accompli. »

A quoi Lamsdorff objecta que peut-être en effet les Anglais, qui avaient alors dans l’archipel près de 140 pavillons, ne s’opposeraient pas de force à la sortie de nos bâtiments de la Mer-Noire, mais qu’il était plus que probable que, nous voyant enfreindre les stipulations des traités, ils en feraient autant et entreraient dans la Mer-Noire.

En nous donnant ces conseils perfides, l’empereur d’Allemagne ne pouvait pas ne pas prévoir où ils nous auraient conduits, si nous étions assez fous pour les suivre.

Le 24 octobre, de grand matin, arrivèrent les premières nouvelles sur le trop fameux incident du Doggerbank : elles portaient que l’escadre de l’amiral Rojdestvensky, ayant aperçu dans la mer du Nord une flottille de pêcheurs, avait tiré dessus : deux hommes étaient tués, quelques-uns blessés, un bâtiment coulé, plusieurs endommagés.

Il est superflu de rappeler la violente émotion que ce bizarre incident provoqua en Angleterre et l’animosité qui troubla les rapports russo-anglais jusqu’au jour où le litige fut déféré à un tribunal d’arbitrage siégeant à La Haye.

L’empereur Guillaume ne pouvait souhaiter des circonstances plus favorables à ses desseins.

Le 27 octobre, il télégraphia à l’empereur Nicolas, lui offrant cette fois d’opposer ouvertement à l’alliance anglo-japonaise un pacte entre l’Allemagne, la Russie et la France. Il taxait M. Delcassé d’anglophilie et reprochait à l’Angleterre d’empêcher notre libre approvisionnement en charbon. Pour y remédier, le Kaiser offrait ses services et nous proposait aussi de nous adresser, pour nos commandes militaires et navales, aux maisons allemandes, à l’instar du Japon qui se fournissait en Italie ou chez Whitehead. Quant à l’incident du Doggerbank, le Kaiser estimait que notre escadre n’aurait pas dû tirer, surtout dans les eaux européennes.

L’Empereur lit part de ce télégramme à Lamsdorff qui, après en avoir pris connaissance, le restitua à Sa Majesté, en