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saugrenu, sans parler du danger réel qu’il présentait en éveillant l’animosité des Japonais. Le comte Lamsdorff s’y opposait donc de toutes ses forces.

Ayant vu qu’il ne pouvait réussir de ce côté, Bézobrazoff s’était alors tourné vers l’amiral Alexéïeff, qui venait d’être nommé lieutenant de l’Empereur en Extrême-Orient avec les pouvoirs les plus étendus.

Entre temps, l’influence de Bézobrazoff allait en grossissant et le 6 mai, jour de la fête de l’Empereur, il fut nommé secrétaire d’Etat de Sa Majesté. Cet honneur insigne, auquel aspiraient les plus hauts dignitaires de l’Empire, n’était conféré qu’aux personnes qui avaient passé toute leur vie à servir la patrie dans les postes les plus élevés.

Par quel sortilège avait-il pris un pareil ascendant sur l’Empereur ?...

Un jour, Bézobrazoff pria le comte Lamsdorff de le recevoir ; il se présenta au ministère, accompagné de l’amiral Abaza.

Le ministre leur fit à tous deux un accueil froid.

— C’est sur l’ordre de Sa Majesté que je viens vous voir, commença pompeusement Bézobrazoff.

Mais il s’aperçut très vite qu’il avait raté son effet. Alors il se mit à récriminer contre les défaillances et les capitulations de notre politique en Extrême-Orient. Très calme de nature et ordinairement très aimable, cette fois le comte Lamsdorff s’emporta :

— Quelles défaillances ? quelles capitulations ?... Une pareille politique serait incompatible avec la dignité de la Russie, et si, par impossible, Sa Majesté me l’avait ordonnée, vous ne me verriez pas à cette table.

Cette attitude de Lamsdorff produisit son effet immédiat et ses visiteurs affirmèrent qu’ils s’étaient mal fait comprendre.

Quelques jours plus tard, lorsque l’Empereur demanda au ministre s’il avait vu Bézobrazoff, le comte Lamsdorff ne lui cacha pas les péripéties de sa visite et profita même de l’occasion pour déclarer franchement à l’Empereur les appréhensions que lui inspirait l’affaire coréenne.

— Je ne puis cacher à Votre Majesté que l’activité de Bézobrazoff en Extrême-Orient me donne les plus grandes inquiétudes. Il y a des gens qui tâchent de lui être agréables et le flattent, en l’appelant « le plus jeune des secrétaires d’Etat, » etc. Je ne suis pas de leur nombre. D’après moi, ses intrigues