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le sentiment, divers par les formes, par le rythme, le mouvement, la sonorité, les épisodes se suivent. Au morne adagio un scherzo fantastique succède. Puis c’est l’entrée de trois vieux mendiants, aveugles et râcleurs de guitare. Çà et là c’est une phrase brève et prononcée tout bas ; moins qu’une phrase, deux ou trois mots, de Pilar compatissante ou de Ramon épouvanté ; c’est une note qui tremble de peur, une autre qui luit à peine et s’éteint aussitôt. Tout cela témoigne d’une vérité qu’oublie trop le siècle où nous sommes : pour qu’il y ait musique, beaucoup de musique même, il n’est pas besoin de beaucoup de sons. D’une touche discrète, mais sûre, d’une note comme d’un mot mis à sa place, le musicien de la Habanera, en ce second acte surtout, nous enseigne le pouvoir, ou nous le rappelle. Loin de hausser et de forcer la voix, toutes les voix, il les atténue ici, les abaisse, et plus que ne ferait leur violence, leur faiblesse, je dirais presque leur détresse, produit un effet, dont je ne sais peut-être pas un autre exemple, de malaise, d’angoisse et de terreur.

A travers l’œuvre sombre filtrent pourtant quelques rayons de pâle lumière. Le dernier acte commence par une passagère, mais délicieuse éclaircie. Pilar, à genoux sur la dalle funéraire, s’efforce, toujours en vain, de guérir l’âme malade de Ramon. Un de nos vieux contes parle de l’oiseau bleu, « couleur du temps. » Qui donc ici dira la couleur du ton, de ce ton d’ut majeur, mélancolique et pur, où la voix trace lentement une ligne à peine mouvante et semble craindre d’irriter, fût-ce par une caresse, le cœur que ronge le remords. Écoutons bien ici la musique avant que le rideau se lève. Goûtons-en le calme, la paix et l’infinie douceur. Et quand apparaîtra le décor, infiniment paisible lui-même, et les tombes, et les femmes en deuil priant à genoux, alors une sorte d’harmonie préétablie achèvera de se réaliser en nous, et la musique, après avoir préparé le spectacle, y répondra.

Il est à souhaiter qu’un ouvrage de cette beauté demeure au répertoire. Puisque, après quinze ans de silence, la musique de M. Laparra chante encore, et d’une telle voix, nous demandons instamment qu’on ne la laisse plus se taire.

M. Vanni Marcoux a chanté, joué, vécu le personnage de Ramon en très grand artiste qu’il est toujours, avec une puissance d’exprimer et d’émouvoir également souveraine quand elle se déploie et lorsque — plus rare mérite, — elle se contient. Mlle Demellier avait « créé » le rôle de Pilar. Elle y est demeurée fidèle, avec distinction.