Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 12.djvu/707

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Vous rappelez-vous, après bientôt quinze années, l’œuvre brève et forte, admirable de douleur, de mystère et d’effroi, qui s’appelle la Habanera ? Il y a plus longtemps encore, peut-être trois ou quatre ans de plus, qu’elle nous fut jouée et chantée par le jeune poète-musicien ; par lui tout seul, à nous tout seul, de quelle voix ardente et de quelles fiévreuses mains ! C’était, — nous avons conté cela naguère, — c’était à la Villa Médicis, un soir, presque toute une nuit romaine, et parmi tant de souvenirs de Rome et de musique, celui-là ne demeure pas le moins présent et le moins précieux à notre mémoire.


La musique et la nuit, ces deux sombres déesses,


a dit Mme de Noailles, en un beau vers. Elle eût aussi bien pu nommer ensemble la musique et la mort, si souvent l’une à l’autre associées. Plus on considère, plus on parcourt en esprit le royaume de la musique, mieux on y mesure la place, la gloire et la beauté de sa sœur funèbre. Mais en aucun drame lyrique peut-être elles ne sont aussi étroitement unies que dans la Habanera.

« Au commencement, dit Faust, était l’action. » Elle est au commencement du drame lyrique de M. Laparra, l’action, et l’action criminelle, le meurtre de Pedro par Ramon, son frère et son rival. C’est le premier acte, le plus gai. Au second, tout le temps du second, le remords agit sur l’esprit du meurtrier, le trouble et l’égare. Ramon est devenu l’époux de Pilar, pour laquelle il a tué, de Pilar qui ne soupçonne pas son crime. Mais avant d’expirer, le frère a maudit le frère. « Si, dans un an, tu n’as pas tout dit à Pilar, je reviendrai pour la prendre avec moi dans ma tombe. » Et pendant la nuit qui précède la terrible échéance, le revenant, visible au seul assassin, a renouvelé sa menace. Demain elle s’accomplira. Le soir du jour anniversaire, la tendre, l’ignorante Pilar est venue s’agenouiller avec Ramon, éperdu, sur la dalle funèbre. Voici la nuit. Haletant, à demi fou d’angoisse et d’épouvante, Ramon va peut-être avouer. Mais l’aveu s’étrangle dans sa gorge. Cependant Pilar s’affaisse, gagnée par une étrange langueur, et sur la pierre elle finit par s’endormir pour jamais, tandis que, pour jamais aussi, les yeux hagards et la raison perdue, Ramon s’enfonce dans les ténèbres.

Il est peut-être inutile de recommander cette pièce aux amateurs d’un art agréable, du théâtre où tout s’arrange et des histoires qui finissent bien. Mais il n’est pas superflu d’ajouter que le drame lyrique s’appelle la Habanera parce que la danse, une danse de ce genre, lente et mélancolique, en est le thème ou le motif principal et