Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 12.djvu/700

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cette expérience. Roman, drame et poème indiquent les mœurs d’une époque. Ces mœurs ont des causes : les états de sensibilité que traduisent le roman, le drame et le poème dérivent de conditions sociales et politiques. Ainsi, l’analyse littéraire vous mène à l’analyse sociale et celle-ci à l’analyse politique. Voilà comment l’auteur des Essais de psychologie fut conduit à ne pas séparer la littérature et la sociologie.

Vous avez constaté que l’état politique et social d’une nation crée ou — c’est un mot qui ne me fait point un grand plaisir — « conditionne » les états de sensibilité que la littérature avoue et révèle. Puis, — « un esprit peut toujours s’arrêter à mi-chemin de sa pensée, » il peut aussi aller au bout de sa pensée, — les états de sensibilité que vous observez, ne les jugerez-vous pas ? Ils valent bien d’être jugés, quand vous apercevez qu’ils sont de qualité sociale, et qu’ils ont une importance et une influence elles-mêmes sociales, et qu’ils attestent la santé ou la maladie de la nation. Voilà comment l’auteur d’Etudes et portraits, qui en 1882 invitait la critique la plus intelligente à ne pas rendre de verdicts, se ravise, en quelque sorte, et maintenant ajoute à la critique la doctrine.

Je dis que l’auteur des « Réflexions sur la critique, » devenu l’auteur des Pages de critique et de doctrine, s’est ravisé. Plus exactement, il refusait le jugement littéraire ; et il approuve et il réclame le jugement que j’appellerai social. En quoi il ne se contredit pas. Si l’œuvre littéraire va lui servir de document psychologique et social, sans doute n’a-t-il pas tort de la considérer comme un document qui, plaisant ou non, n’aura ni plus ni moins de signification. La doctrine est la conséquence de l’analyse.

Qu’est-ce que la doctrine ? « Un effort pour dégager de l’expérience et de l’histoire les lois de santé des sociétés. » Ces mots sont très heureusement choisis. La santé des sociétés est le vœu suprême et catégorique du penseur et de l’observateur qui a vu comme elle est rare et délicate, exposée à tous les périls et infiniment précieuse. M. Paul Bourget cite volontiers Le Play, qui disait que la paix sociale était le chef-d’œuvre de l’humanité. Qu’est-ce que la politique ? « L’art de faire vivre ensemble des hommes réels, à une heure déterminée de l’histoire et dans un espace déterminé de la planète. » Un art, et difficile ! En effet, la civilisation nous apparaît comme sans cesse menacée. La barbarie est la menace contre laquelle il faut que la civilisation se garantisse : la barbarie, naturelle ; la civilisation, le triomphe d’un art. Toute la bonne volonté humaine se doit consacrer au maintien de