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fleur éclôt sur une tige flexible, cette façon d’exprimer les choses en les anesthésiant, et de produire, comme par l’effet d’un narcotique, une impression de sérénité, voilà une image qui traduit assez bien l’espèce d’illusion que recherche le drame hindou.

La mise en scène paraît réduite au minimum. Les indications de cette nature sont même fort rares chez Tagore. Il y a aux Indes, dans quelques grandes villes, des théâtres réguliers où l’on se sert de machines. Mais il est clair que les pièces de Tagore sont écrites, comme celles d’autrefois, pour être jouées en plein air, dans ces cours que parcourent un ou deux étages de galeries, telles qu’en présentent encore certaines posadas espagnoles : c’est dans des cours semblables que furent joués Shakspeare et Calderon. Les conditions sont donc à peu près les mêmes qu’elles étaient en Europe, il y a quatre ou cinq siècles. Les rôles de femmes sont tenus par de jeunes garçons. Les toilettes sont magnifiques, mais le décor et le mobilier sont réduits à la plus simple expression. C’est la poésie seule qui se charge de peindre.


L’or du soir se fond dans le vert azuré de la mer. Sur la montagne, la forêt boit la dernière goutte de la coupe du jour. À gauche, on aperçoit à travers les arbres les cabanes du village qui allument la lampe nocturne, semblables au visage voilé d’une mère veillant ses enfants endormis. O nature, je t’ai vaincue ! Tu étends ton tapis aux mille couleurs dans la solitude où je règne, et tu danses, divine esclave, en secouant ton collier d’étoiles sur ta poitrine ténébreuse.


Il va de soi que, dans un tel théâtre, il ne saurait être question d’aventures et de personnages vulgaires. Rien n’est plus étranger à un Européen que le système des castes, tel qu’il est pratiqué aux Indes de temps immémorial. Tagore, si affranchi par certains côtés de son esprit, semble le regarder comme une nécessité qui a peut-être fait son temps, mais à qui on doit compte des services qu’elle a rendus. Comme conteur et comme romancier, il ne recule pas devant les peintures les plus humbles. Mais, comme dramaturge au moins et comme poète, c’est un aristocrate décidé. Cet apôtre humanitaire ne met guère sur la scène que des dieux, des héros, des rois. C’est quelque chose de bien plus fort que les idées sociales : c’est une loi esthétique. Il y va de la dignité du langage. On ne fait pas