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moyens extrêmes. On se défit, qui de terres, qui de parcelles lointaines pour conserver le sol attenant, le vol du pigeon, le défendre, le reconquérir ; ou bien on hypothéqua, au risque de perdre son toit, ses objets les plus précieux ou les plus nécessaires, jusqu’à la chaise où s’asseoir, pour avoir voulu sauver un lambeau de patrimoine.

Et les marques de misère se multiplièrent : les courtils enfouis sous l’herbe, les jardins incultes, les biens abandonnés, les portes closes ou les volets battants, les toits troués, les murs croulants, et cet air d’inquiétude et de stupeur qui envahit les choses après les gens. Les ruines s’accumulèrent. Et, dans ce pays où tout le monde cause avec tout le monde, où l’on vit dehors, on se prit à s’éviter, dans la crainte d’avoir à se confier ses détresses. On s’interrogeait, de loin, de l’œil, comme des passagers sur un navire qui fait eau, que la tempête roule, que la mer démontée balaie...

Comme tous ceux de mon âge, je vis ces calamités assiéger notre porte... Mon père, entre tous attaché aux siens, devant ces effondrements, frémissait d’appréhension. Il passait des jours enfermé, calculant, supputant, s’ingéniant ; et d’autres il sortait, à grands pas, visitait ses vignes, donnait des ordres, stimulait, encourageait ses gens, et revenait les mains pleines de feuilles brûlées, de raisins qui achevaient de se corrompre sous ses doigts. Il les jetait sur sa table de travail, et là seulement un soupir s’échappait de sa poitrine. Et puis il reparaissait, plus grave qu’à l’ordinaire, bien que le front haut. Mais on le sentait poursuivi par son souci. Tant d’êtres dépendaient de lui, à son foyer comme sur son vaste bien ! Et puis, derrière les vivants, il y avait les morts : ceux dont il venait, qui n’avaient pas mené jusqu’à lui l’héritage pour qu’il le laissât s’abimer. Poignante idée. Ces jours inquiets étaient suivis de nuits tourmentées. Dans le silence de la maison obscure, il se levait. On entendait s’enflammer une allumette, et des pas sourds aller et venir dans sa chambre. On pouvait suivre de l’ouïe la marche de ses pensées. Il accélérait le pas, quand elles l’assaillaient plus aiguës ; il le ralentissait ou s’arrêtait quand elles s’apaisaient... Le fléau contenu, ses forces vives étaient usées. Ah ! qu’il soit béni, dans l’ombre infinie où il repose... !


JOSEPH DE PESQUIDOUX