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Dix jours s’écoulèrent. Enfin, le 21 avril/4 mai, appelée au guichet, j’y appris que je serais jugée le lendemain, au Kremlin. Je savais la menace qui pesait sur moi ; mais j’aspirais à en finir avec ce jugement, après trois mois d’attente ! Je savais que je serais calme lorsque l’heure sonnerait, comme je le suis toujours dans les moments critiques ; toutefois, cette nuit-là je ne pus dormir.

Deux gardes vinrent me chercher le lendemain. La sombre et lourde porte de la prison s’ouvrit devant moi, et, au premier moment, par pur instinct animal, je poussai un soupir de soulagement, humant à pleins poumons l’air frais et parfumé du printemps, admirant la jeune verdure des arbres... Minute délicieuse... Puis, brusquement, l’odieuse réalité me ressaisit. Je marchais entre deux gardes sur le pavé raboteux de Moscou : mais j’étais si faible, qu’à peine avais-je fait cent pas, je fus prise de vertige. Mes gardes n’étaient pas méchants ; d’eux-mêmes, ils me firent asseoir et me permirent de me reposer un instant. La route de la prison au Kremlin me parut interminable. Il était six heures du soir quand nous arrivâmes enfin à destination. Nous fûmes bientôt rejoints par un prisonnier qu’on menait également au Kremlin. De taille moyenne, le visage sympathique, il paraissait tout jeune. C’était le président de ta « Commission pour affaires des jeunes criminels, » ce Tarabykine, dont l’existence m’avait été jusqu’alors complètement inconnue, et dont la destinée se trouvait si étrangement liée à la mienne. ;

On nous conduisit tous les deux à l’ancien palais de l’empereur Nicolas Ier, actuellement « Comité central exécutif pan-russe, » qui tient entre ses mains le sort de la malheureuse Russie. Les gardes s’informèrent : ordre de nous mener à la « Section pour criminels graves » située au sous-sol de l’aile gauche du palais. La salle où nous nous trouvions était spacieuse, divisée par une cloison en trois parties, dont l’une fut assignée aux gardes, la seconde à Tarabykine et la troisième à moi. Les murs étaient couverts d’inscriptions qui ne prophétisaient rien de bon : « Un tel a été détenu ici et fusillé le….. de l’année... » J’y retrouvai le nom de plusieurs personnes que je connaissais, entre autres celui de Shtcheglovitoff, ancien ministre de la Justice sous le régime impérial.

Tarabykine et moi, nous eûmes bientôt fait de lier amitié et de nous présenter mutuellement nos excuses ; c’était sa faute