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jetaient des fleurs. Il a vu lui-même, étant parmi les blessés et les décorés, cette mère vêtue de longs voiles noirs, soutenue par quatre soldats, s’avancer, hésiter, et tout d’un coup choisir. Il a vu le cercueil élu prendre la route de Rome. Et tout le long du chemin, il a vu la foule s’agenouiller, prier, pleurer, dans un délire sacré. Et il raconte que ce fut ainsi jusqu’au bout ; vers le train qui portait la dépouille de l’Inconnu, les paysans accouraient, venus des champs, venus des lointaines bourgades, venus des monts ; et, tandis que le train s’avançait, les femmes pleuraient, les prêtres bénissaient, et les enfants jetaient des fleurs, à pleines mains. La nuit, des torches s’allumaient, comme des flammes-d’apothéose ; les gares où le convoi s’arrêtait devenaient des temples ; et l’on entourait ce cercueil de tant de pitié, de tant de gloire, que jamais prince, ni roi, ni bienfaiteur de l’humanité, n’en put rêver de semblable. Et il ajoute, simplement, du même ton grave :

— Je suis content d’avoir vécu pour voir cela. Nous n’avons pas fait la guerre pour rien, tout de même...

Un silence ; et puis :

— On dira ce qu’on voudra, l’Italie est un grand peuple !

Et tous les auditeurs approuvent : c’est vrai, l’Italie est un grand peuple, qui pourrait le nier ?

Dans ce pays encore inquiet, troublé, agité de remous violents, mais qui n’en a pas moins pris son parti ; dans ce pays qui semblait devoir (il y a un an à peine, vous souvenez-vous !) recommencer pour son compte le drame russe, et sur qui le drapeau rouge flottait déjà vainqueur ; dans ce pays, qui a si vite, si prodigieusement évolué vers un état tout opposé, au point que ses jeunes forces et ses fraîches réserves d’humanité le portent au fascisme ; dans ce pays que les étrangers méconnaissent toujours, parce qu’ils ne soupçonnent ni ses ardeurs, ni ses violences, ni ses ambitions, ni son intensité de vie ; dans cette Italie nouvelle, voilà ce que j’enregistre enfin, près de regagner la terre de France : une plainte qui se transforme en hymne ; des regrets qui se changent en acte de foi ; un sursaut d’orgueil national.


PAUL HAZARD.