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demandait quelle impression il avait reçue en voyant son nom sur la liste des treize [1] : « Je pensais que cela me ferait bien des jaloux. »


Ce premier de mai 1823, j’ai été à Saint-Ouen, chez M. Ter- Naux [2] qui, tous les ans à pareil jour, montre à quiconque veut les voir les produits de sa manufacture, procède à la vente de ses chèvres de Cachemire, et enfin fait faire l’ouverture des silos.

Nous y sommes arrivés à onze heures et demie. M. Ternaux occupe la maison de M. Necker, celle dans laquelle il reçut tant d’hommages, où sa disgrâce était si à la mode en 1781. L’avenue en est très longue ; elle est plantée d’un double rang d’arbres, mais comme elle est fort large, il en a fait semer en froment toute l’étendue, excepté le passage des voitures. Tout le rez-de-chaussée de sa maison était ouvert. Dans la salle à manger était un immense buffet, qui, depuis six heures du matin jusqu’à quatre, s’est toujours renouvelé, et où tout le monde recevait, pour prix de l’hospitalité qui lui était offerte, mille remerciements de l’avoir acceptée. J’ai vu un homme fort mal mis, couvert de sueur et de poussière, et qui sans doute voyageait à pied, entrer dans le vestibule d’un air humble et demander à un domestique s’il serait permis de demander un verre d’eau ; on l’a fait entrer dans la salle à manger, il y a été traité comme tous les autres, et il a mis dans sa poche, en s’en allant, deux pains et de la polenta pour faire neuf soupes, nouvelle invention de M. Ternaux, exposée dans un autre salon et qui donne aux pauvres une bonne soupe grasse pour un liard.

On a vendu les chèvres ; les silos ont été ouverts ; on a trouvé le blé qui, depuis trois ans, y était renfermé en très bon état. M. Ternaux nous a conduits lui-même à la manufacture de schalls de cachemire ; il a expliqué les machines avec beaucoup de simplicité ; tous ses ouvriers, hommes, femmes et enfants, ont l’air de l’adorer. Dans un autre salon de sa maison était l’exposition des produits de cette manufacture : de beaux schalls, des robes,

  1. Liste de proscription dressée par le Gouvernement de Napoléon au moment des Cent-Jours.
  2. M. Ternaux, fait baron par Louis XVIII en 1819, était un industriel et un philanthrope ; il avait établi d’importantes manufactures de tissage des laines à Sedan et Louviers, introduit en France les chèvres du Thibet et la fabrication de châles de cachemire dits « ternaux ». Il fut député de Paris en 1818 et 1827 et mourut en 1833.