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Il s’agissait de savoir de M. de Montmorency si le Gouvernement français ne verrait point d’inconvénient à un voyage du prince Oscar [1] cet été, à Paris. Il a répondu que le prince Oscar serait reçu avec tous les égards dus à son rang, mais que la Cour préférerait qu’il ne vînt pas.


Vendredi.

J’ai été ce soir pour la première fois à l’Opéra et dans la nouvelle salle ; on donnait la Lampe merveilleuse ; l’entrée de cette salle m’a paru bien, les escaliers affreux, la salle superbe, et le lustre une merveille ; rien de plus brillant, et moi qui aime tant les lumières, je ne me lassais pas de le regarder. Pour la pièce, elle m’a affligée, car elle estropie le conte le plus charmant des Mille et une Nuits. Les décorations sont ravissantes ; l’or, le cristal, le rouge, la lumière, tout y est prodigué ; cela vous transporte dans un monde de féeries, on croit marcher sur les rubis ; l’armée d’Aladin est tout ce qu’on peut se figurer de plus charmant. Une innombrable quantité de femmes dont les lances, les boucliers, les cuirasses resplendissent d’or, avec des tuniques de mousseline blanche, exécutent plusieurs évolutions militaires, et le moment où Aladin part à leur tête en s’écriant : Marchons ! et où elles suivent la lance haute, m’a remplie de joie et d’admiration.

Quand aux danses, je ne puis dissimuler qu’elles m’ont ramenée fort péniblement sur la terre. Je sentais pour toutes ces créatures sautillantes un mépris et un dégoût si profonds que lorsque j’ai dit à ma tante que j’aurais donné tout cela pour trois grenouilles, je n’ai dit que la vérité !

Je ne conçois pas, d’ailleurs, qu’on puisse trouver de la grâce dans ces pirouettes, la jambe au niveau de la tête ; si l’on fixait, au hasard, une de ces attitudes sur la toile, cela ferait la plus risible caricature. Il faut que tous ces gens soient disloqués pour exécuter ces horribles tours de force.


Mercredi soir [2].

Nous avons eu ce soir une soirée bien décousue. Mme de Catellan, Mme de Gramont sa fille et M. de Guizard son neveu

  1. Prince héritier de Suède, fils de Bernadotte auquel il succéda, sous le nom d’Oscar Ier en 1844.
  2. Le récit qui va suivre se rapporte à la conspiration militaire connue sous le nom d’Affaire de Saumur. Cette conspiration, qui éclata en décembre 1821 dans un régiment de dragons en garnison dans cette ville, avait pour but de rappeler Napoléon II sur le trône et de rétablir la Constitution de 1791. Elle eut son dénouement en février 1822 devant le Conseil de guerre de la 4e division militaire siégeant à Tours ; des onze accusés, huit furent acquittés, trois condamnés à mort : c’étaient les maréchaux des logis Coudert et Sirejean et le lieutenant Delon ce dernier par contumace. Les condamnés étaient très jeunes ; un mouvement d’opinion se fit en leur faveur. Mme Récamier, sollicitée par leurs familles, entreprit d’actives démarches, probablement par l’intermédiaire de Mathieu de Montmorency, alors très bien en cour. Ces démarches réussirent en ce qui concerne Coudert, dont le premier jugement fut cassé le 14 mars et qui ne fut condamné qu’à cinq ans de prison comme « non-révélateur. » Mais l’arrêt de mort prononcé contre Sirejean fut confirmé le 18 avril par le Conseil de guerre. Le 20 avril, à dix heures du soir, Sirejean écrivait de sa prison à Mme Récamier une dernière lettre qui commence par ces mots : « J’apprends à l’instant l’arrêt fatal qui me condamne pour la seconde fois à la peine capitale, » mais où il exprime encore quelque espoir dans « la clémence de notre illustre et bienfaisant souveraine et dans les dernières démarches de ses protecteurs. Sirejean fut exécuté le 2 mai : c’est donc entre le 20 avril et le 2 mai que se place la soirée que raconte Amélie Cyvoct, où Mme Récamier et ses amis firent une ultime tentative pour sauver la tête du condamné.