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aucun nom aristocratique ; ma tante dit qu’elle est pour eux comme les grands seigneurs pour les noms bourgeois. Je ne lui ai jamais entendu donner un titre sans hésiter plusieurs fois, et sans dire à la fin précisément celui qu’il ne fallait pas. Quand elle entre chez ma tante, elle se glisse dans la chambre avec embarras jusqu’auprès d’elle. Elle rit comme une pensionnaire et à propos de rien. Mais il est impossible d’avoir plus de sereine bonté, plus de bienfaisance, plus de délicatesse ; elle ne manque nullement d’esprit, et souvent elle a des mots heureux.

Sa folie pour M. de Richelieu est inexplicable, à moins que ce ne soit un but de promenade que de lui toujours courir après. Elle dit souvent qu’il est laid, que ses dents sont gâtées. Son grand plaisir est de le poursuivre, un peu pour le voir et beaucoup pour le faire enrager : elle dit, en riant aux éclats, qu’il la déteste. Tous ses gens sont dans sa confidence ; ils viennent lui dire : « Il est là, il passera ici ; » c’est une chose qui afflige ma tante que de voir un travers si extravagant à une personne si bonne, si modeste, car ce qu’il y a là-dedans de plus bizarre, c’est combien tout cela est opposé à son caractère. Je suis tentée de la croire ensorcelée. Elle est si craintive, si timide ! Ma tante lui dit souvent le tort affreux que lui fait cette folie ; elle le sait bien, elle en sent le ridicule ; elle en gémit et ne peut ou ne veut pas la faire cesser.

Il y a deux ou trois ans que Mme de Genlis composa une lettre pour la reine de Suède à M. de Richelieu. Elle lui exprimait son enthousiasme pour ses vertus, et elle la finissait d’une manière très adroite et un peu royale ; comme elle savait bien qu’il ne voudrait pas répondre, elle lui disait : « Je vous défends de me répondre. »

Malgré ce ridicule, comme elle est fort estimée, reine et riche, qu’elle a un très bon cuisinier et des loges à tous les spectacles, rien ne lui serait plus aisé que de voir la meilleure compagnie de France ; mais elle ne veut pas se gêner, elle dîne à des heures incroyables, et elle a l’entourage le plus malheureux. D’une part, sa sœur Mme de Villeneuve, excellente femme, mais la plus ennuyeuse des créatures, qui a depuis vingt ans mal à la tète ; elle s’assoye à un coin de cheminée, et tient à la main un grand mouchoir qu’elle étale comme une pleureuse ; elle manque tout à fait d’usage du monde, et l’on ne peut se figurer combien son mouchoir en l’air et son attitude de côté sont assommants.