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de Palos de Moguer les trois caravelles héroïques. Maintenant il est rentré au foyer, revenu au château familial. Certes, il ne l’a pas revu sans émotion ; mais quoi ! il est toujours scabreux de revenir après une trop longue absence. La vie s’est organisée sans vous. Vous gênez et vous êtes gêné. Vous vous êtes ouvert à d’autres façons de penser et de sentir ; vous ne reconnaissez plus celles que vous avez laissées au logis : vous êtes l’étranger. Don Vincent étouffe dans cette maison, la sienne, qu’il retrouve toute aux soins du ménage campagnard. Parmi cette prose domestique, les souvenirs de la grande aventure reviennent le hanter. Quand on a vécu certaines heures, on ne cesse plus de les revivre ; leur éclat fait trop pâles celles qui viennent après elles ; leur passé est plus réel que le présent des autres. Ainsi, dans le Chevalier de Colomb, un souvenir obsède tous les esprits, sur la scène et dans la salle : celui de l’expédition glorieuse. Nous voulons en tenir le récit de celui-là qui en revient. Ce récit, vers qui tout converge et que tous attendent, jaillit de la situation même et de la nature des choses ; ce n’est pas le morceau plaqué, le haillon de pourpre cousu à la trame de l’action : c’en est le centre, la partie essentielle. Et il est magnifique. Ce que j’en aime le moins, ce sont les variations sur le mot « réussi, » dont l’auteur a jugé bon de l’encadrer. Elles ont je ne sais quoi d’artificiel et de rhétorique. Note grêle dans un concert puissant qui va crescendo jusqu’à la suprême explosion d’orgueil :


Et moi, moi qui suis là j’ai vécu la seconde
Où soudain de l’abime émerge un nouveau monde :
J’ai, dans le crépuscule, entendu le canon
Saluer le rivage avant qu’il eût un nom :
J’ai vu les matelots tendre leurs mains ouvertes,
Comme pour recevoir le don des îles vertes
Qui moutonnaient au loin sous le ciel obscurci,
Et devant ce triomphe impossible à comprendre,
J’ai de joie et d’orgueil senti mon cœur se fondre.


Ce qui fait la beauté de ce récit, c’en est le mouvement autant que l’expression, c’est le souffle qui emplit les mots, comme le vent gonfle les voiles. Aussi, pour montrer l’étendue du clavier dont dispose le poète, j’en rapproche tout de suite ces jolis vers, qu’un amour encore ignoré de lui-même fait éclore, au passage d’une belle jeune fille, sur les lèvres du rude aventurier :


Que Béatrix est belle en ses habits de fête !
Si j’étais Flamenco, le peintre de la Cour.