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de la troupe, qui était sans pain depuis deux jours ; et aussi aviser à faire bien comprendre aux hommes de ne point imiter la conduite de leurs camarades qui avaient quitté leurs compagnies et qui ne tarderaient pas à être arrêtés soit à Paris, soit sur les routes, s’ils avaient cherché à se rendre dans leurs foyers. Je leur recommandai en outre la conservation de leurs effets, et une bonne tenue, s’ils sortaient du quartier, et d’éviter d’aller boire dans les cabarets, crainte de querelles avec les héros du jour qui étaient fort insolents. Ce furent en grande partie des conseils superflus. Le travail de plusieurs années disparut complètement dans un jour. Plus de respect, de soumission, de discipline, ni de tenue : anarchie et désordre presque complets. Le soir, les effets étaient vendus, déchirés, couverts de boue et de graisse. Ce n’était déjà plus des soldats.

Après ma visite dans les casernes, je me rendis au siège du Gouvernement provisoire, rue d’Artois (maintenant Laffitte), pour remplir ma mission. Le général Gérard n’y étant pas, je m’adressai au général Pajol, commandant en second la force armée de Paris. Je fus parfaitement bien accueilli, et obtins tout ce que je lui demandai pour le bien-être de mes subordonnés. Après avoir longtemps causé avec lui de notre position et de la part que nous avions prise aux événements, je me retirai très satisfait, et plus que je n’osais l’espérer, car j’avais craint que les articles violents publiés par les journaux contre le régiment ne l’eussent indisposé contre nous.

Je fus ensuite à l’Hôtel de Ville voir le général La Fayette, pour lui faire connaître nos intentions. Il me garda peu de temps, étant très occupé à recevoir des rapports et à donner des instructions. J’étais horriblement fatigué à ma rentrée chez moi. Cette promenade forcée dans Paris, cette longue course en habit de ville, à pied, à cause des barricades, et par une chaleur accablante, me fit connaître les immenses travaux et les épouvantables ravages d’une guerre civile de trois jours. Dans toutes les rues, sur les quais, sur les boulevards et les ponts, étaient établies des barricades placées tous les soixante pas, hautes de quatre à cinq pieds et construites avec des diligences, des omnibus, des voitures de maître, charrettes, camions, tonneaux, caisses ou planches. Sur les boulevards, les arbres étaient coupés et abattus en travers ; les rues en partie dépavées et parsemées de verre de bouteille pour arrêter la cavalerie.