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C’est une bascule perpétuelle, et la masse flottante se porte contre celui des deux partis qu’elle déteste et craint le plus dans le moment, quitte à changer de côté quelques semaines après. La France est-elle capable de se gouverner elle-même, ou à peu près, par une assemblée ? J’en doute beaucoup : toute l’histoire, depuis 1789, n’est qu’une longue suite de dictatures : les faits ne prouvent-ils pas que nous ne sommes pas gouvernables autrement ? Je vous dis cela quoique rien ne soit plus opposé à mes sentiments, à mes opinions, mais je n’exprime pas mes désirs, je constate ce que le passé m’apprend. Je ne pense pas comme vous au sujet d’un plébiscite. Dans le monde des affaires, de l’intelligence, dans le haut, oui, tous les pouvoirs auront la majorité, et presque les mêmes voix ; dans le bas, non ; il y a l’immense masse populaire inerte, qui n’agit pas, mais qui, à un moment donné, sort de son apathie et vote, quand elle est poussée par un sentiment, par un prestige, bien diminués je le reconnais, mais qui existe encore. C’est de là que peut venir un retour.

Le départ de notre ambassadeur à Rome va faire du scandale, et la droite va attaquer M. Thiers, là où il aura raison, tandis que tous ses autres côtés sont faibles et condamnables. Allons, les rouges et les noirs nous perdent, je commence à douter de la résurrection et souffre comme vous, et avec vous, sans cependant croire que nous ayons le droit de ne pas faire, chacun dans notre sphère, le possible pour sortir le pays de son impasse. Si Dante a dit que le plus grand chagrin était de se souvenir des temps heureux dans la misère présente, je dis que la seule consolation est de souffrir avec des esprits et des cœurs élevés que l’on aime. C’est à vous que je pense, mon cher monsieur Renan.

Mille amitiés.

Votre affectionné.


NAPOLEON (JERÔME).