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pouvant détacher mes yeux du visage de notre bonne. La pauvre vieille pleurait à chaudes larmes, et moi qui n’avais pas pleuré une seule fois depuis mon arrestation, je sentais les larmes couler le long de mes joues, dans mon cou, et je me sentais incapable de les arrêter. Le train s’ébranla enfin, et il me sembla que l’on me clouait dans mon cercueil ! Je contemplais, à travers un voile de larmes, Kiev qui s’éloignait peu à peu de notre vue... Nous étions déjà sur le pont du Dnieper. La vue superbe sur la ville noyée dans la verdure, le soleil dorant les coupoles des monastères et des églises antiques, l’espace bleu au delà du Dnieper et les horizons de rêve de ma chère Ukraine... tout cela était si cher et si familier à mon âme ! Je sentais mon cœur devenir de plus en plus lourd. J’avais été soutenue, jusqu’alors, par un faible rayon d’espoir ; maintenant, c’était fini d’espérer.

Notre voyage dura six jours. Il est certainement plus confortable de voyager en sleeping-car que dans un wagon à bétail... cependant, je supportai assez bien les cahots du wagon, et je parvins à dormir sur l’étroite planche qui me servait de lit. Mais le traitement qu’on faisait subir aux prisonniers pendant le voyage était affreux. Il avait été défendu de rien nous apporter de la ville au cours des trois jours qui précédèrent, notre départ de Kiev. Nous n’avions ni provisions ni argent. Nous avions à nous deux, André et moi, 6 000 roubles, somme tout à fait minime, étant donné les prix existant déjà à cette époque. Défense d’acheter des provisions aux stations ; ce ne fut que le troisième jour de notre départ de Kiev qu’un dîner nous fut servi à Briansk, composé d’une soupe faite avec de la « vobla, » poisson de basse qualité, et d’un morceau de pain de seigle mélangé de paille. J’avais réussi à emporter quelques œufs durs et quelques concombres : ce fut toute notre nourriture pendant ces six jours. J’étais, pour ma part, incapable de rien avaler, mais André, qui avait un appétit de géant, était bien à plaindre.


Nous arrivâmes à Moscou de grand matin, après un voyage de six jours. Je n’avais jamais beaucoup aimé cette capitale : j’étais alors moins disposée que jamais à l’apprécier. Le ciel me paraissait pâle et décoloré après le bleu intense du Sud ; il y avait un souffle d’automne dans l’air ; il faisait froid. On nous