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ou d’avaler une tasse de thé. Nous étions obligés de marcher, l’estomac vide, par les rues de Kiev, avec leurs mauvais pavés, jusqu’aux baraques à 6 ou 1 verstes du camp, ou les « Krassnoarmeitzy » nous recevaient avec force moqueries et jurons. Ce que ces brutes avaient fait de ces baraques est impossible à décrire ! Laver les planchers dans une maison propre et bien tenue n’est rien ; mais laver un plancher en bois non peint, couvert de trois pouces de poussière et de crotte, de crachats et de semences de tournesols [1], est un dur travail, surtout pour qui n’a pas l’habitude de ces besognes répugnantes. Les dimensions des baraques étaient énormes, et on nous assignait trois, quatre planchers à laver chacune. Les soldats se vautraient sur leurs lits en se moquant de nous : l’un d’eux se levait tout à coup, et saisissant un seau d’eaux sales, il le vidait sur un plancher fraîchement lavé, disant :

— Je t’apprendrai à laver les planchers, toi qui n’as fait jusqu’à présent que boire le sang du peuple !

J’avais toutes les peines du monde à me retenir, mais je ne pouvais que serrer les dents et me taire, car les prisonniers étaient cruellement traités à Kiev. Un jour que je revenais des baraques, je me sentais si fatiguée, et mon mal de côté était si violent, que je pouvais à peine respirer. Je dus m’arrêter, et demeurai en arrière de mes compagnons. Un des soldats de notre escorte se retourna et me frappa à l’épaule avec la crosse de son fusil. La souffrance fut atroce : je ne puis y penser sans frémir ! Les soldats du camp de concentration étaient tous de la dernière cruauté : c’étaient des blancs-becs, de tout jeunes Juifs, qui jouissaient de leur pouvoir sur les prisonniers. Kamenetzky, Bleichman et Komissarow, se distinguaient surtout par leur brutalité.

Après deux semaines de vie au camp, mon fils fut envoyé à l’usine russe du Sud, et moi à l’usine Gretter. La séparation m’était très pénible ; mais, pendant notre emprisonnement à Kiev, nous avions tous les deux le privilège de ne pas être abandonnés. Ma tante V. I. , la comtesse Nierod, notre ancien intendant et d’autres encore (que je ne puis nommer, car ils

  1. Une distraction favorite des soldats et des paysans en Russie est de manger des grains de tournesol, en crachant les cosses par terre. Il était défendu de le faire dans les baraques sous l’ancien régime, mais cette habitude prit des proportions extraordinaires pendant la Révolution.