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d’injures, cet adolescent travaillait mieux que n’importe quel homme de peine !

C’était un grand soutien moral pour moi de voir mon fils supporter si bravement, presque gaiement, sa captivité. Toujours calme et de bonne humeur, il était le favori de tous les prisonniers, parmi lesquels il s’était fait beaucoup d’amis. Quant à moi, je n’étais pas en état d’exécuter des travaux exigeant une grande dépense de force physique. La pneumonie dont j’avais été tout récemment atteinte, avait laissé ses traces : je souffrais de fortes douleurs au côté. Mais c’était surtout les épreuves morales et physiques par lesquelles je passais qui agissaient sur mes nerfs et sur tout mon organisme. Je ne pouvais rien avaler, bien que la vieille bonne d’André nous apportât tous les jours une nourriture excellente et variée. J’avais horriblement maigri dans le courant de ces deux semaines. On m’obligeait à balayer et à ranger tous les matins le bureau et la chancellerie de la prison, le cabinet du Commandant : cela n’était pas gai, mais relativement facile. Mais on nous envoyait, en outre, exécuter toute espèce de gros ouvrages. J’essayais d’échapper en alléguant mon état de santé, mais je n’y réussissais guère. Le Commandant (un certain Sorokine, paysan du village de X...), en vrai rustre qu’il était, se faisait un jeu d’imposer à des « bourjouiky » (bourgeoises) comme moi, les corvées les plus pénibles. Ces vauriens ne négligeaient aucune occasion de me narguer et de m’insulter. Les malheureux ne se rendaient pas compte que, par de tels procédés, ils ne faisaient que s’abaisser eux-mêmes. Un vénérable prêtre et moi, nous étions envoyés nettoyer les cabinets. Mais le monde est plein de braves gens : il y avait trois paysans parmi les détenus des « povstantzy » (insurgés contre le Gouvernement des Soviets) ; ils souffraient de la faim, ne recevant aucune nourriture du dehors, et je leur abandonnais presque toute ma part de ce que nous apportait notre bonne. Ils s’ingéniaient, par reconnaissance pour moi, à laver les cabinets, sans que les autorités s’en doutassent. Toutefois, lorsqu’on nous envoyait laver les planchers dans les casernes en ville, alors, il n’y avait pas moyen d’échapper. Ce travail était au-dessus de mes forces. On nous réveillait de grand matin, à six heures, et même plus tôt, et on nous ordonnait de nous ranger en ligne dans la cour, comme des soldats, sans même nous donner le temps d’aller au lavabo,