Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 12.djvu/296

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tortures. La troisième nuit, un d’entre eux, un certain Solntzeff, incapable d’endurer plus longtemps ces souffrances, devint fou : il déchirait ses habits, sans proférer une parole, et ramassait tout ce qu’il trouvait à terre. Bien que le malheureux eût complètement perdu la raison, on le laissa parmi nous. Je ne sais ce qu’il advint en fin de compte de ces pauvres martyrs, car je fus transférée à la « prison pour les déportés,» — ou « camp de concentration. » Mon fils y avait été envoyé avant moi.

J’avais passé deux semaines exactement à la « Vé-Tché-Ka. » Vers la fin de la deuxième semaine, le fameux Latziss, chef de toutes les Commissions extraordinaires, arriva à Kiev. Lorsque mon cas lui fut soumis, il décida généreusement de révoquer, pour le moment, ma sentence de mort.

C’est ainsi que je restai en vie.


III. — AU CAMP DE CONCENTRATION

Le camp de concentration était situé au Pétchersk [1]. Il m’apparut, après la section spéciale da la « Vé-Tché-Ka, » comme un établissement presque luxueux, avec sa large cour et ses baraques hautes et spacieuses. Toutefois, c’était une véritable prison : fenêtres barrées, long corridor avec une rangée de chambres uniformes, lourdes portes au lugubre grincement de serrures. Les femmes étaient logées séparément, mais les prisonniers se rencontraient dans la cour, et j’avais la permission de causer avec mon fils, ce qui était une énorme consolation pour moi. Cependant, de nouvelles surprises m’attendaient ici. A la « Vé-Tché-Ka, » qui n’était qu’une étape temporaire pour les prisonniers, les détenus n’étaient pas soumis à l’obligation du travail ; mais ici tout le monde, hommes et femmes, avait à fournir un travail quelconque. Mon fils fut envoyé creuser une canalisation en dehors des portes du camp. Il était jeune et fort, et aimait tout exercice physique : on remarqua bientôt qu’il travaillait mieux et plus vite que tout autre prisonnier du camp. Les autorités, qui étaient composées de « démocrates » et de « prolétaires, » n’en revenaient pas : quoi, ce jeune prince, ce fils choyé et gâté, ce rejeton de l’« aristocratie pourrie » sur laquelle les socialistes et les démocrates versaient des torrents

  1. Quartier éloigné de Kiev.