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aucun embarras à l’appeler ainsi dans la rue, du temps même de Petlioura, à la grande indignation des « shtchiry Ukraintzy » (Ukrainiens fanatiques). Un jour que j’étais allée faire une promenade au « Tzarsky Sad » (Jardin Impérial), je m’assis un moment sur un banc pour me reposer. Un monsieur et une dame étaient à mes côtés sur ce banc ; ils se mirent à jouer avec mon chien, et finirent par entrer en conversation avec moi. Un « Krassnoarméetz » [1] passait : Petliourka se mit à aboyer furieusement contre lui.

— Voyez, dis-je à la dame, les chiens mêmes ne peuvent supporter la vue de « l’étoile rouge. » [2]

Le soldat fit volte-face.

— Vous insultez l’autorité des Soviets, cria-t-il, je vais vous arrêter.

— Je n’ai pas parlé des Soviets, lui répondis-je, et je n’ai aucune idée de ce que mon chien voulait dire en aboyant contre vous, ni s’il voulait vous acclamer ou vous dire des injures. Je ne comprends pas le langage des chiens, n’étant pas en parenté avec eux.

Je ne sais si le soldat comprit ce à quoi je faisais allusion (je voulais faire entendre qu’il était un « soukyne syn » [3], ce qui veut dire en russe : « fils de chien ») ; mais il continua à crier et finit par m’ordonner de le suivre. Force me fut d’obéir ; nous nous mimes tous trois en marche, le soldat, moi et Petliourka, qui nous suivait, la queue en panache avec des airs vainqueurs. Je fus amenée au corps de garde du « régiment communiste. » L’officier de service, — officier « prolétaire, » — déclara que je devais rester là jusqu’au lendemain matin, lorsque le juge d’instruction serait mandé pour examiner « l’affaire. » La porte se referma, et je restai seule dans ce coin infect et pullulant de punaises. J’étais surtout tourmentée à l’idée que personne des miens ne savait rien de cet incident regrettable, et qu’ils seraient horriblement inquiets. Je portais, en outre, sous ma robe, un petit sac contenant 200 000 roubles (ce qui représentait encore une certaine somme à cette époque), et mon collier de perles, et je savais que, si l’on me menait à la « Tchrézvytchaïka, » je

  1. Soldat de l’Armée rouge.
  2. Tout soldat et tout officier de l’Armée rouge porte à sa casquette une étoile rouge maçonnique, en place de la cocarde portée par l’ancienne armée russe.
  3. Ceci est considéré comme une des plus graves offenses en langue russe.