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leur fuite. Nul ne se souciait de servir sous les ordres de ce bandit de Petlioura. Tout le monde fuyait devant le spectre approchant du bolchévisme.

Pourquoi n’ai-je pas fui de Kiev à cette époque avec mon fils André ? Telle est la question que tout le monde me pose. La raison en est que je ne suis pas une femme nerveuse, et que je ne me laisse pas facilement aller à la panique. Je pensais bien qu’il serait pénible de vivre sous le régime des bolchévistes ; j’étais faite à l’idée des visites domiciliaires et des « réquisitions. » Mais il ne me venait même pas à l’esprit que mon fils, un garçon de quinze ans, ou moi, une femme, nous pussions être arrêtés, et cela d’autant plus que mon mari n’avait jamais été fonctionnaire de l’État sous le régime impérial. Les conditions du voyage étaient si épouvantables, l’avenir si incertain... tout cela m’empêchait de suivre l’exemple de mes amis, qui tous, sans exception, fuyaient Kiev à l’aveuglette. Je m’en suis depuis amèrement repentie. Mais à quoi bon s’abandonner à un repentir tardif ? Il ne dépend pas de nous autres, mortels, de régler notre sort. Dieu décide pour nous, et le destin voulait sans doute que j’eusse à subir une dure épreuve !

Je reviens à mon récit. Petlioura avait occupé Kiev le 1er/14 décembre 1919 : il y resta jusqu’au 25 janvier-7 février, époque à laquelle il fut chassé par les hordes des bolchévistes. Bien que la vie sous régime de cet aventurier fût loin d’être douce, l’arrivée des bolchévistes, quoique prévue et inévitable, nous plongeait dans la terreur et le désespoir.

La défense de Kiev par les troupes de Petlioura fut loin d’être valeureuse. Nous entendîmes, pendant deux jours, une faible canonnade, dans l’éloignement, à 60 verstes approximativement de Kiev, tandis qu’on procédait à l’entière évacuation de la ville. Le 25 janvier (7 février), je me rendis au Kreshtchatick [1], pour assister à l’entrée triomphale à Kiev des « troupes victorieuses de la République russe, fédéraliste et socialiste des paysans et des ouvriers » Comme dit le dicton russe, « ç’aurait été risible, si ce n’était point si triste. » Il y avait foule dans les rues, mais c’était plutôt une foule de flâneurs et de curieux que de gens sympathisant avec les bolchévistes. Vers trois heures de l’après-midi, quelques cavaliers montés sur de

  1. Rue principale de Kiev.