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mais cela n’est nullement sûr. On ne vit jamais mieux combien le gouvernement d’une Assemblée est étroit, égoïste, inintelligent. La popularité de M. Thiers, qui est réelle, vient en grande partie de ce que le pays voit en lui une garantie contre les excès d’une Assemblée qui ne représente en rien le pays, mais qui, néanmoins, ne peut être dissoute sans grave danger pour le pays. Si M. Thiers était un prince ou un militaire, il ferait un coup d’Etat, réussirait infailliblement, puis obtiendrait, pour ses plébiscites, les mêmes majorités que l’empereur Napoléon III ; je vais plus loin, je pousse le paradoxe jusqu’à soutenir que ceux qui voteraient pour lui seraient à peu près le même personnel qui votait pour l’empereur Napoléon III.

Pendant ce temps, le pays s’énerve, se démoralise, de plus en plus. Rien ne se réforme, tout s’abaisse ; la funeste politique cléricale, fondée sur l’affaiblissement de la raison politique, s’affirme de plus en plus. Que Votre Altesse doit souffrir, et que je souffre avec Elle !

Je la prie d’agréer l’expression de mes sentiments les plus respectueux et les plus dévoués.

E. RENAN.


Paris, 15 janvier 1873.

Monseigneur,

Votre Altesse ne peut douter que ma pensée ne l’ait accompagnée dans les graves et tristes événements de ces derniers jours. La mort de l’Empereur [1] est un événement pour le monde entier et, pour moi, une véritable peine. La nature de l’Empereur m’était sympathique, et le souvenir des bontés qu’il eut pour moi, a complètement effacé le souvenir de quelques actes qu’il fit, comme tant d’autres, à contre-cœur. J’avais presque pris date pour aller à Chistehurst lui présenter ma Mission de Phénicie, dont l’impression est enfin presque achevée. Je serais certainement allé aux funérailles, si je n’avais pensé que des relations qui n’allèrent jamais jusqu’à la politique, ne m’assignaient point une place au jour des regrets officiels. Mais quant aux vrais regrets, ceux du cœur, l’Empereur n’en aura pas de plus sincères que les miens. Il aimait le vrai et le bien ; sa politique était, au fond, plus élevée que celle des esprits superficiels

  1. 9 janvier 1873.