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en jeu ; c’est à cause d’elle que la Turquie se jette dans la bataille et c’est la possession des Détroits que la Russie regarde comme la juste compensation d’une guerre longue et coûteuse. La République des Soviets reprend la tradition russe : la Turquie est faible, elle s’allie à elle, elle la protège ; elle acheminait, ces jours derniers, des divisions vers le Caucase ; elle avertissait la Pologne que si la guerre éclatait entre la Turquie et l’Angleterre, la situation deviendrait très grave ; alliée de la Turquie, la Russie disposerait des Détroits et pourrait les fermer à ses adversaires. L’Angleterre adopte naturellement la politique opposée : démembrer la Turquie, occuper les Détroits.

Ainsi s’éclaire, à la lumière de l’histoire, la politique d’aujourd’hui. Que signifie « liberté des Détroits ? » En temps de paix, pour la navigation commerciale, les Détroits sont libres. C’est donc du pas sage des vaisseaux de guerre en temps de paix et des bateaux de commerce en cas d’une guerre où la Turquie serait impliquée qu’il s’agit. Si la Russie peut avoir besoin, comme durant la guerre contre le Japon, de faire passer sa flotte de la Mer-Noire par les Détroits, on voit moins bien ce que les escadres anglaises iraient faire dans la Mer-Noire ; on comprend, au contraire, l’intérêt, pour les navires marchands qui vont chercher les blés et les pétroles de la Mer-Noire, de pouvoir franchir en tout temps les Détroits. Mais si les Détroits sont libres, en temps de paix comme en temps de guerre, même si le passage est réglementé comme celui du canal de Suez, la souveraineté et l’indépendance de la Turquie ne sont-elles pas menacées ? La liberté des Détroits, pour n’être pas un vain mot, doit être assurée à l’encontre des entreprises de trois Puissances : celle qui possède les rives des Détroits, celle qui, enfermée dans la Mer-Noire, aspire à en tenir les issues, celle enfin qui dispose de la suprématie navale ; car ce sont les seules qui, en ayant les moyens, peuvent avoir la tentation de confisquer à leur profit cette liberté. La tentative de l’Angleterre pour devenir la gardienne de la liberté des Détroits a échoué et cet échec entraîne la chute du Cabinet Lloyd George ; l’opinion britannique paraît se prononcer sagement pour la politique du droit commun ; les Détroits seraient remisa la garde de la Société des Nations dont la puissance morale compense la faiblesse matérielle : c’est la solution juste. On voit mieux, maintenant, quel va être le sens des élections anglaises et quelle est la vraie portée des mots : Tchanak, liberté des Détroits. On comprend aussi quels intérêts antagonistes la Conférence pour la paix et la Conférence pour les Détroits vont être appelées à concilier.