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Restait l’objectif spécial de la politique anglaise : les Détroits. M. Lloyd George, M. Chamberlain lui-même parlent des Détroits, de « la liberté des Détroits, » comme d’une conquête que l’on voudrait arracher à la Grande-Bretagne. « Nous avons été avertis par nos conseillers compétents, dit M. Chamberlain, que notre position de Tchanak était indispensable pour assurer le contrôle complet des Détroits et le libre passage des cuirassés ; » et il s’en prend à M. Asquith, à lord Grey, qui en ont demandé l’évacuation, à la France qui a retiré ses soldats de la rive asiatique. M. Lloyd George, lui, affirme que le but de la politique anglaise était « d’assurer la liberté des Détroits pour le commerce de toutes les nations ; » il ajoute qu’il s’agit d’empêcher ce qui s’est produit en 1914, la fermeture des Détroits. « Laisser fermer les Détroits eût été abandonner le fruit le plus important de notre victoire sur les Turcs qui nous coûta tant de vies et tant d’argent. » Il insiste : « Nous avons obtenu la liberté des Détroits, ce qui est d’un intérêt de premier ordre, non pas seulement pour l’Empire britannique mais pour l’humanité entière. » Qu’est-ce donc au juste que M. Lloyd George entend par ce mot vague : « liberté des Détroits ? » Qu’est-ce que Tchanak, sinon un symbole qui signifie, pour les électeurs anglais, mainmise de la Grande-Bretagne sur les Détroits ? Le colonel Repington, le critique militaire bien connu, écrivant dans le Daily Telegraph du 17, déclare sans ambages : « Nous n’avons pas encore réglé la question turque. Nous avons seulement obtenu le temps de reprendre haleine pour la régler... Aujourd’hui, comme en 1915, on ne peut obtenir, dans les Détroits, une décision, au sens militaire du mot, que par un choc entre les armées ; » et il demande que, pour le cas où la conférence de la paix échouerait, le Gouvernement britannique prépare l’armée de sa politique et « se concerte avec ses amis des Balkans sans attendre qu’une nécessité survienne. »

Voilà un langage sincère. Pour qui connaît et la tradition de l’impérialisme britannique et l’histoire de la « question des Détroits, » il est évident qu’après avoir, à contre-cœur, abandonné, par les conventions de 1915, les Détroits et Constantinople à l’Empire des Tsars, le Cabinet de Londres a pensé que la catastrophe de la Russie et la défaite des Turcs lui ocraient une occasion inespérée d’en assurer le contrôle à l’Empire britannique ; il a poursuivi un plan de mainmise économique, politique et religieuse [1] sur Constantinople

  1. Voyez, sur ce point particulier, le livre si révélateur du Père Michel d’Herbigny : L’Anglicanisme et l’orthodoxie gréco-slave (Paris, Bloud et Gay, 1 v, in-8.