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Bobby, au combat, restait le même. On disait de lui qu’il partait à l’attaque avec une balalaïka et dansait avec un accordéon sur les parapets des tranchées devant les Allemands médusés. C’était une sorte de bohème militaire, ignorant de la pose et de la vanité. Les grands mots sur le sentiment du devoir n’étaient pas de son goût : il faisait la guerre et la faisait bravement, parce que cela devait être ainsi, mais, comme il redoutait l’ennui par-dessus tout, il faisait la guerre gaiement.

Bobby périt après une audacieuse charge de cavalerie. Les hussards, lui en tête, s’en revenaient à leur campement, lorsqu’on le vit s’affaisser sur la selle. Il était mort. Lui que les balles avaient épargné tant de fois, une balle le tua net. La bataille était terminée Mais à la guerre, qui dira les limites du hasard et de ses sanglants caprices ?

C’est à Paris que j’appris la triste nouvelle. Notre cher Bobby n’était plus ; l’ami cher, le hussard valeureux, l’homme d’esprit n’étaient plus ! La flamme de sa jeune vie s’est éteinte ; et son œuvre, jeune et fraîche, comme des fleurs humides d’acacia, a péri. Il n’a rien laissé derrière lui. Seuls nous, ses amis, rappelons son talent, sa bravoure et cette gaieté qui ne le quitta pas jusqu’à la mort.

Véra Engelgardt ! Bob Eroféev !

Comme ils furent éloignés et proches en même temps !

Véra Engelgardt accomplissait un devoir. L’âme de François d’Assise et de Charlotte Corday était en elle. Bob, lui, ne songeait pas au devoir : c’est sa jeunesse enthousiaste et charmante qui lui mit l’épée à la main.

Mais si grand était l’élan de cette jeune fille et de ce jeune homme vers le sacrifice pour la Patrie, que leurs destins, bien qu’ils ne se soient pas connus, se rejoignent. Ils sont pareillement tombés sous la main de leurs frères russes, et leurs tombes sont inconnues.

Je revois les grands yeux, ouverts à la russe, de Véra Engelgardt et le gai regard de Bobby Eroféev.

Etrangers l’un à l’autre, les souffrances et les épreuves de la Patrie ont fait leurs existences pareilles et de même leur dévouement et leur mort au champ d’honneur ont réuni leur image dans mon souvenir. Par les calmes nuits étoilées, lorsque s’apaisent les bruits de la grande cité, je m’incline, occasionnel annaliste, devant leurs mémoires et, vainement, dans les