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leur dramatiste favori répandait les richesses de sa pensée : « Il avait une imagination excellente, a dit encore Ben Jonson, des conceptions magnifiques et de suaves expressions, en quoi il s’épanchait avec une telle facilité qu’il était parfois nécessaire de l’arrêter. » Heming et Condell, camarades de théâtre de Shakspeare, ont répété de leur côté : « C’était un heureux imitateur de la nature, et aussi son très suave interprète. Son esprit et sa plume allaient du même train. Ce qu’il pensait, il l’exprimait avec une telle facilité que nous avons à peine trouvé une rature dans ses manuscrits. » Cette facilité paraissait toute naturelle, car on l’expliquait le plus simplement du monde, — par le génie dramatique.

Il faut s’en tenir à cette interprétation, la seule vraie parce qu’elle laisse à l’inspiration sa part légitime. Shakspeare, selon la définition qu’il a lui-même donnée du théâtre, a voulu « présenter un miroir à la nature, montrer à la vertu ses propres traits, au vice sa propre image ; au corps du siècle sa forme et son empreinte. » Pour cela, il n’était pas nécessaire d’être un fureteur de bibliothèques ni d’appartenir à une caste. Il fallait avoir vécu, connaître les hommes, posséder son métier et, pour le reste, s’en fier à cette voix intérieure, venue on ne sait d’où, qui transporte les poètes et leur dévoile les beautés de l’univers. Ceux qui, dans leur présomption, ont substitué des théories, sorties tout armées de leur cerveau, à des croyances transmises par les siècles et approuvées par les meilleurs écrivains du passé, ont commis une étrange inconséquence. Ils ont cru qu’il suffisait de rompre avec la tradition et de chercher la nouveauté pour trouver la vérité. Comme si, en pareil cas, la vérité pouvait, sans se détruire, faire abstraction de ce fait primordial : l’opinion de ceux qui ont vu et qui, parce qu’ils avaient vu, savaient ! En critique, comme en toutes choses, à vouloir couper le fil qui nous rattache au passé, on court le risque de se perdre dans les détours de l’erreur. C’est la pathétique aventure survenue aux baconiens ut autres anti-stratfordiens. Ils sont comme des voyageurs surpris par un brouillard et qui, dans leur détresse courent de tous côtés à la poursuite de formes trompeuses qui toujours se dérobent. Les gens sensés ont mieux à faire que de se joindre à cette chasse affolante et sans objet.


ALBERT FEUILLERAT.