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à son imagination de dramatiste peut joindre l’imagination de l’acteur, atteindra à une perfection que l’écrivain qui n’est qu’écrivain, — si doué fut-il, — ne saurait jamais obtenir. C’est la raison pourquoi Molière chez nous n’a jamais été égalé.

Car, chez le dramatiste ainsi organisé, il y a création totale. A mesure qu’en lui l’auteur voit se former la vision des êtres, et au même moment où il se penche sur eux pour les écouter parler et saisir leurs pensées, l’acteur intervient et trouve les attitudes, les intonations dont il accompagnerait les paroles en les prononçant. Du coup s’établit l’accord nécessaire entre les sentiments et leur expression matérielle. Nous n’avons plus affaire simplement à des âmes, à des esprits, à des cœurs : nous sommes en présence d’hommes en chair et en os qui vivent.

Or, c’est en cela que réside l’insurpassable supériorité du théâtre shakspearien. Les caractères ne sont pas seulement vrais et profonds, riches en valeur psychologique ; leur vie physique est tout aussi intense que leur vie morale. Quand Shakspeare composait un personnage, il ne se bornait pas à en concevoir les idées ou les émotions ; il imaginait en même temps sa figure, son maintien, sa démarche ; et cette vision toute corporelle devenait aussitôt matière dramatique, s’imposait aux autres personnages, se réfléchissait dans le dialogue, témoignant encore aujourd’hui du double travail qui s’accomplissait dans l’esprit de l’auteur. « Pourquoi ce bandeau sur le front ? Il me semble que vous froncez bien le sourcil depuis quelque temps, » dit Lear à sa fille, car en entrant en scène il remarque du coup le visage renfrogné de la duchesse. Quand Shakspeare livre son Othello aux tortures de la jalousie et sent monter dans le cœur du Maure les pensées homicides, il ne se le représente pas simplement comme un malheureux déchiré jusque dans le tréfonds de l’âme ; il suit sur son visage bronzé la décomposition dos traits et les mouvements de fureur. Et il communique sa vision à Desdemone qui s’écrie, gagnée par l’épouvante : « Ah ! je lis des pensées de mort dans vos yeux qui roulent... Hélas ! pourquoi rongez-vous ainsi votre lèvre inférieure ? » Cette évocation des attitudes par l’auteur était si précise qu’elle nous a parfois valu des portraits d’un relief saisissant, comme lorsque Ophélie nous montre fixée dans son souvenir l’image affolante du prince de Danemark, « le pourpoint défait, nu-tête, les genoux s’entre-choquant, avec, dans le regard, une telle expression