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des autres, s’identifier avec les êtres qu’il évoquait, partager leurs joies et leurs peines. Il était littéralement ce qu’il lui plaisait d’être. Son âme passait de corps en corps et se transformait indéfiniment. Il ressentait avec une égale force les titaniques révoltes d’un Lear et l’angélique soumission d’une Desdémone ; la canaillerie vantarde et luxurieuse d’un Falstaff et la vertu sévère, la pureté immaculée d’une Isabelle ; l’honnêteté intransigeante d’un Kent et les fourberies cyniques d’un Iago ; les tendres pudeurs d’une Cordelia et les inassouvissables sensualités d’une Cléopâtre ; les élégances alanguies d’un grand seigneur et les grossiers appétits d’un rustre ou d’un filou. On dirait qu’il avait recueilli en lui et élaboré les expériences et les sentiments de toutes les conditions humaines.

C’est pourquoi il est impossible de soutenir que le théâtre shakspearien soit essentiellement aristocratique. Shakspeare n’eût pas été de son temps s’il n’avait pas fait dans ses pièces une large place aux puissants de la terre, et s’il n’avait pas complaisamment montré à son public les préoccupations politiques, les intrigues, les affectations mondaines de la classe qui, dans une société fortement hiérarchisée, attirait tous les regards. Mais ce serait rétrécir singulièrement son œuvre que d’en faire avant toute chose une peinture des milieux princiers. Comment certain critique a-t-il pu affirmer que « presque tout le théâtre shakspearien, à une ou deux exceptions près, se déroule dans les cours des rois ou chez les grands, » quand la formule dramatique de Shakspeare consiste précisément à mélanger intimement tous les tons ? Même dans les pièces historiques l’auteur s’évade sans cesse des palais et nous invite, avec un plaisir manifeste, à courir les aventures par les grandes routes et jusque dans les bouges. Shakspeare n’a jamais admis ces distinctions littéraires qui excluent les êtres inférieurs de l’ambiance des héros. Il a représenté la vie totale de son époque, sans restrictions ni retranchements, telle qu’il la voyait se manifester dans l’infinie variété des types humains et des classes sociales. A ses rois, ministres et grands seigneurs, il a mêlé, en une promiscuité souvent cordiale, une multitude de petits personnages, roturiers ou vilains, dont les humbles pensées et les passions plus grossières contrebalancent les nobles sentiments des autres : — propriétaires campagnards, naïfs et étroits ; bourgeois cossus et bons vivants ; maitres d’école emphatiques