Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 12.djvu/196

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Faire ces constatations, ce n’est pas diminuer l’œuvre ; c’est, au contraire, la mettre en sa vraie place et permettre de mieux apprécier ce qui en fait la grandeur. Ayant à défendre Shakspeare contre le reproche d’ignorance qu’on lui adressait de toutes parts au XVIIe siècle, Dryden avait déjà remarqué très justement : » Ceux qui l’accusent d’avoir manqué de savoir, lui accordent en réalité le plus grand des éloges. Il était savant naturellement ; il n’avait pas besoin des lunettes des livres pour lire la nature ; il lui suffisait de regarder en lui-même, et il la trouvait là » Dire, en effet, de Shakspeare qu’il ne s’est pas livré aux abstraites jouissances que procure l’érudition ou la philosophie, c’est tout simplement signaler chez lui l’absence de certaines aptitudes, inutiles à l’auteur dramatique et qui peuvent même, quand elles sont trop développées, paralyser cette faculté très particulière que l’on appelle le don du théâtre.

Le théâtre est le moins intellectuel des genres littéraires. Il a sa technique et ses moyens d’expression, qui sont très différents de ceux du roman ou de la poésie. L’auteur dramatique qui veut nous communiquer sa vision du monde, n’a pas recours à la description et à l’analyse ; il ne fait pas appel à notre esprit pour évoquer les milieux et les êtres. Il agit sur le spectateur directement et par l’intermédiaire des sens. Il n’a pas à éveiller l’idée des choses en s’adressant à notre entendement : il reproduit les choses elles-mêmes. Il ne raconte pas des actes : il les montre s’accomplissant sous nos yeux. Il n’a pas à interpréter les passions, puisque ces passions se manifestent devant nous dans leur emportement ! Pour reproduire l’image de la vie, le dramatiste ne devra donc pas combiner à froid les sentiments ; il devra être avant tout doué d’une sensibilité spéciale qui lui permettra d’imaginer, engendrés d’un seul coup et en pleine action, les êtres auxquels son esprit donne naissance. Toute intervention de l’attention ou de la réflexion ne pourrait qu’étouffer on lui la vibration de cette sensibilité et glacer le pouvoir de susciter comme dans un rêve éveillé la vision dramatique.

Or cette imagination Shakspeare l’a possédée à un degré suprême, et c’est surtout par elle qu’il est Shakspeare. Il appartient à cette classe d’écrivains privilégiés qui recréent la vie bien plus qu’ils ne la copient. Doué d’une sympathie universelle, il pouvait dépouiller sa propre personnalité, vivre l’existence