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esprit des lacunes surprenantes, à moins d’admettre que ce Rubens du drame historique ne connaissait de l’histoire anglaise que les pages se rapportant aux sujets qu’il mettait à la scène. Et que dire de ses fantaisies géographiques ? Dans son imagination, tous les pays devenaient de vagues contrées dont l’unique caractéristique consistait à être placées au bord de la mer Sans parler de la Bohême, Vérone, Padoue, Milan possèdent indistinctement un port où les personnages débarquent et d’où ils s’embarquent à volonté. Je crois bien que pour Shakspeare la terre n’existait qu’à l’image de l’Angleterre, cette « île précieuse enchâssée dans une mer d’argent. » Jamais écrivain de génie n’a fait montre d’une pareille simplicité intellectuelle, toutes les fois qu’il lui fallait quitter le monde de l’expérience et des intuitions psychologiques pour s’engager dans les dédales compliqués du savoir.

Médiocre « érudit, » Shakspeare n’a pas eu davantage la passion de la métaphysique. Ici encore on a voulu voir en lui un écrivain qui aurait atteint au faîte de la sagesse humaine : il aurait pénétré les mystères les plus obscurs et dévoilé le sens caché de toutes choses ! Certes Shakspeare nous a donné de l’univers une représentation d’une complexité incomparable. Il a noté les troublantes antinomies dont notre âme est composés. Il a eu le sentiment aigu de l’angoissante énigme de l’existence. Mais on peut affirmer hardiment que de cette énigme il n’a jamais cherché à donner une explication. Il n’a pas connu la joie, qui est celle du manipulateur d’idées pures, d’errer dans les chemins indécis de la spéculation, à la poursuite d’une vérité que l’on essaie d’emprisonner dans les filets d’un système. Il y a dans son œuvre tous les éléments d’une métaphysique ; mais ils s’y trouvent, comme dans la vie, à l’état de pensée implicite et encore engagés dans la complexité des choses d’où il reste à les extraire. On peut, avec les trésors d’observation amassés dans ses pièces, composer la donnée de tous les grands problèmes qui ont exercé l’ingéniosité des philosophes depuis que le monde existe. Mais Shakspeare n’a pas eu le désir de résoudre ces problèmes ; il n’a même pas tenté de les formuler clairement. Il a pétri son œuvre de passions, de vices ; de vertus, de ridicules, d’actes, de gestes, jamais de dissertations ni de théories. Ce n’est pas un penseur original, — pas même un penseur au sens modeste du mot,