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dizaines de pages dans l’œuvre shakspearienne avant de tomber sur quelque souvenir antique. Il y a des pièces où les allusions sont en quantité négligeable : dans Othello j’en ai relevé six, trois dans Richard II, dans Mesure pour Mesure deux seulement.

Quand on détermine le genre de ces emprunts, on s’aperçoit vite qu’ils appartiennent tous à ce fonds commun, composé de phrases ressassées, où chacun pouvait à l’époque s’approvisionner de citations à peu de frais. Et ce qui, dans le cas de Shakspeare, montre bien le caractère purement mécanique du procédé, c’est que notre auteur, quand il rappelle quelque légende ou quelque anecdote historique, n’en retient que le trait le plus banal ; et il le présente de la manière la plus vague, comme si les faits n’étaient pas suffisamment présents à sa mémoire pour donner le branle à son imagination. Dans les pièces citées plus haut, par exemple, il a pris comme termes de comparaison : les ailes de Cupidon, la hauteur de l’Olympe, les têtes de l’hydre, le tonnerre de Jupiter, le visage de Diane, le feu de Prométhée ; — le tempérament guerrier de Mars, la chute de Phaéton, les flots de Neptune ; — la rivalité de César et de Pompée et la statue de Pygmalion. Jamais un détail précis ou rare qui nous permette de supposer une connaissance vraiment intime de l’histoire ou de la mythologie ancienne. En réalité, il n’y a pas une seule de ces allusions qui n’ait pu être acquise par un homme sans culture, simplement en écoutant parler les gens ou en regardant les tapisseries et les tableaux qui ornaient les maisons élizabethaines.

Les contemporains, eux, ne s’y trompaient pas. Ils avaient tous remarqué combien Shakspeare était peu familier avec les œuvres de l’antiquité. Ben Jonson relevait cette insuffisance de son ami quand il lui reprochait de « savoir peu de latin et encore moins de grec. » L’auteur du Jonsonius Virbius est même allé jusqu’à laisser entendre que Shakspeare comprenait à peine le latin. Ce fait était si évident que l’on s’en servait comme d’un témoignage pour ou contre Shakspeare, dans les comparaisons qu’on établissait à satiété entre lui et le pédantesque Ben Jonson. Rowe a rapporté à ce propos une anecdote significative. Un jour sir John Suckling, sir William Davenant, Endymion Porter, M. Haies d’Eaton et Jonson discutaient les mérites de Shakspeare. Sir John Suckling prenait sa défense,